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chacun pût faire son salut à sa façon ; mais, pour sa part, il se réservait. Un jour, le sacristain préposé à la garde d’un fétiche lui envoya dire que l’idole réclamait un bœuf ; il répondit : « Fort bien ; qu’elle vienne elle-même me présenter sa demande et peut-être aura-t-elle son bœuf. » L’abbé Webber lui rendait souvent visite et ne se lassait pas de lui redire qu’il avait les clés du ciel dans sa poche. Pour complaire à l’abbé, Badama. assistait quelquefois à la messe, mais il avait soin de paraître le même jour au prêche. Il avait choisi M. Ellis pour son professeur d’anglais, et, disait-on, pour son chapelain. M. Ellis lui faisait traduire les psaumes et l’évangile ; mais quand ce maître homme devenait trop pressant, Radama se dérobait comme une anguille en répondant avec un sourire agréable : « Dieu seul peut savoir ce qui se passe dans mon cœur. »

En 1862, l’Angleterre et la France s’étaient fait représenter à son couronnement, et il avait dit : « Le général Johnstone et le commodore Dupré aspirent l’un et l’autre à l’honneur de me couronner. Que faire ? Je n’ai pas deux têtes. » Il se tira de cet embarras en se couronnant lui-même dans une cérémonie imposante, à laquelle assistèrent M. Ellis et ses acolytes, les pères jésuites, les sœurs de charité, ainsi que les idoles Rakelimalaza et Manjakatsiroa. Ce jour-là tout le monde était de fête. Les jésuites eurent les honneurs de la journée par un véritable tour de passe-passe. Le matin, de fort bonne heure, le très révérend père Jouen, préfet apostolique de Madagascar, s’était présenté au palais, accompagné du père Finaz. Ils avaient demandé au roi la faveur d’examiner de près la belle couronne d’or dont l’empereur Napoléon lui faisait présent. Après l’avoir tâtée, ils lui proposèrent de l’essayer, de s’assurer qu’elle lui allait bien. Il y consentit innocemment. L’instant d’après elle était aspergée d’eau sainte, et le père Jouen la lui posait sur la tête en s’écriant : « Sire, c’est au nom de Dieu que je vous couronne. » — « Il était près de huit heures, nous dit le très révérend père dans son récit, quand cette cérémonie s’est terminée, n’ayant guère pour témoins que Dieu et ses anges. » — Il ne semble pas que Dieu et ses anges aient vu avec plaisir ce tour d’escamotage, car cette couronne aspergée d’eau bénite n’a pas porté bonheur à Radama. Quelques mois plus tard, ce prince, qui n’avait jamais versé le sang, mourait étranglé, victime d’une conspiration de cour.

Les missionnaires anglais sont moins sujets que les jésuites à se payer de vaines apparences. Ce fut sous le règne qui suivit que s’annonça leur victoire définitive, préparée par des soins infatigables. Elle éclata en 1868, dès l’avènement de la reine actuelle, Ranavalona II. La Bible supplanta les idoles dans la fête de son couronnement. Au mois de février de l’année suivante, elle reçut publiquement le baptême, ainsi que son premier ministre. Du même coup, elle avait