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un mot naïf : « Je n’aime pas la guerre parce qu’elle gâte les soldats. »

Nous avons vu ce qu’avait été la jeunesse de Paul, comprimée, humiliée, menacée. Il souffrait dans tous ses orgueils, comme héritier du trône, comme père, comme fils, témoin des extraordinaires libertés de sa mère. Un souvenir cruel dominait toute cette jeunesse, la mort tragique de Pierre III, à la mémoire duquel le grand-duc gardait un attachement douloureux. Il voyait les meurtriers de son père impunis, il souffrait leurs dédains. Comme Hamlet, Paul entendait derrière lui un fantôme qui criait vengeance. Ce n’est pas le vain plaisir d’un rapprochement littéraire qui amène ici le nom de Hamlet ; pour mesurer le travail de l’horrible souvenir, creusant dans un cerveau malade, il faut consulter Shakspeare, l’incomparable psychologue ; deux siècles à l’avance, il semble avoir prédit les malheurs de cette autre famille danoise, les ducs de Holstein. Nous connaissions déjà, avant de le rencontrer dans l’histoire, ce prince évincé du trône, chagrin, irritable, épouvanté du passé, scandalisé du présent, se débattant contre un devoir funeste qui empoisonne sa vie et trouble sa raison. Paul a pu dire, lui aussi, qu’il « supporte les traits et les injures du temps, les injustices de l’oppresseur, les outrages de l’orgueilleux, l’insolence des grands en place ; .. » lui aussi il trouve que « la nature est déplacée de sa sphère ; » il se répète tout bas : « O désordre maudit, faut-il que je sois né pour te réformer ! » — Pas d’Ophélie pour adoucir son humeur. La raison d’état violentait les inclinations du grand-duc. Quand il s’était agi de le marier, en 1773, l’impératrice avait fait venir à Pétersbourg la landgrave de Hesse-Darmstadt avec ses trois filles. On en avait choisi une qui devint la grande-duchesse Nathalie Alexeïévna. Cette princesse mourut en couches le 26 avril 1776. Le lendemain même, 27, Catherine destinait à son fils une autre femme ; d’ordre de l’impératrice, le prince Henri de Prusse écrivait ce jour-là à sa nièce, la grande-duchesse de Wurtemberg, qu’elle amenât à Berlin ses deux filles pour un nouveau choix. Le 6 juillet, Paul, veuf depuis deux mois, partait pour Berlin avec le prince Henri et en ramenait l’aînée des princesses de Wurtemberg ; le 26 septembre, on les mariait à Pétersbourg. Néanmoins, durant ces premières années de jeunesse, le caractère du grand-duc n’a rien d’intraitable, on y discerne des qualités excellentes, une main habile et douce aurait peut-être eu raison de la fatalité héréditaire. Nous avons pour cette période (1772-1784) un document précieux tout à l’honneur de Paul, les lettres intimes qu’il écrivait au baron Sacken, son ancien gouverneur, alors ministre en Danemark[1].

  1. Sbornik, t. XI.