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favorite, Mlle Nélidof. Encore celle-ci fut-elle enfermée au couvent de Smolna quelques mois avant les événemens qui nous occupent. Rostoptchine, de qui le dévoûment au grand-duc, puis à l’empereur Paul, ne se démentit pas un seul jour, fait à plusieurs reprises dans ses lettres le tableau de cette cour disgraciée. « Le grand-duc est très mal avec M. Zoubof ; ils se piquent de se prouver mutuellement que l’un n’est qu’un sujet et que l’autre est un grand-duc ; mais autant le premier est puissant que l’autre est nul… L’héritier est à Pavlovsky, continuellement de mauvaise humeur, la tête pleine de visions, entouré par des gens dont le plus honnête peut-être roué sans être jugé. Il est beaucoup mieux avec sa femme qu’il n’a été, parce qu’elle a pris le parti de céder à Mlle Nélidof et de se mettre bien avec elle. Cette petite créature gouverne despotiquement, assistée d’un médecin nommé Freygang, qui avait accompagné le prince Orlof dans son dernier voyage et auquel celui-ci obtint le bonnet à Montpellier. Cet homme, qui gouverne le physique de monseigneur, se mêle aussi de son moral et l’empoisonne également. Le grand-duc croit voir partout les branches de la révolution. Il trouve des jacobins partout, et l’autre jour quatre pauvres officiers de ses bataillons ont été mis aux arrêts parce que leurs queues étaient un peu courtes, raison pour leur supposer un esprit de rébellion… Le grand-duc est allé à Gatchina, où il reste jusqu’au 24 novembre. On le traite plus mal que de coutume, et l’été passé on lui a fait dire, au sujet d’un voyage qu’il voulait faire à Pavlovsky, que cela coûtait trop d’argent et qu’il n’avait qu’à rester à la même place. Quand on est grand-duc de Russie, que l’on a quarante-un ans, et que l’on est traité en polisson par ses sujets futurs, il est permis de sécher sur pied, et c’est ce qui lui arrive. » — Oui, il « séchait sur pied ; » ce prince morose, honteux de sa situation ravalée, perdant l’espoir et la patience, entretenu par ses familiers de tous les mauvais bruits, voyant chaque jour sa destinée s’assombrir devant lui.

Pour combattre sa mélancolie, les médecins lui recommandaient les exercices violens, les courses prolongées. Ce matin du 17, Paul était allé dîner au moulin de Gatchina, avec la grande-duchesse et quelques-uns de son privé. En se mettant à table, le grand-duc raconta à la compagnie un songe qu’il avait eu la nuit précédente et dont son imagination était tourmentée. Le prince avait rêvé qu’une force invisible et surnaturelle l’enlevait au ciel. Éveillé à plusieurs reprises, il se rendormait, et se réveillait derechef sous l’obsession de cette vision. S’apercevant que la grande-duchesse ne dormait pas, il lui avait raconté son rêve ; à leur mutuelle surprise, la princesse avait répondu que la même vision la poursuivait et