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pour quatorze ou dix-huit sous. Seulement la loi anglaise applique dès pénalités particulières et très sévères au fraudeur qui a causé un dommage à la santé de son client. Il peut y avoir là plus qu’un homicide par imprudence ; car à l’imprudence se joignait l’intérêt. Pour nous, la liberté de tromper le public ne fait nullement partie des libertés nécessaires. Nous voulons qu’on punisse ceux qui versent de l’eau dans notre vin, et pour ceux qui y versent du poison nous voulons un châtiment plus dur. Mais aucun des deux n’est excusable, et nous ne voyons pas pourquoi la loi ferait grâce à celui qui, sans tuer personne, a trompé à la fois les consommateurs et l’octroi. D’ailleurs nous entendons soutenir cette théorie que le mouillage n’est pas une fraude, toujours en faveur des marchands de vin et jamais en faveur des marchands de lait. Pourquoi ? Il est clair que, dans les deux cas, la fraude est la même.

Chose étrange ! la cause des marchands de vins est devenue une cause démocratique. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler le nom de leurs avocats. Leur influence est si grande sur les « masses profondes du suffrage universel ; » ils ont, d’après M. Lockroy, exercé d’une manière si distinguée, pendant que l’assemblée nationale et le sénat se livraient aux émeutes des 24 et 16 mai, le gouvernement légitime, que de leur part on accepte tout, même l’eau claire, même la fuchsine. Le peuple, paraît-il, ne déteste ni l’une ni l’autre. Ce sont là ses affaires, et les marchands de vin sont ses amis. La femme de Sganarelle disait : « Et s’il me plaît d’être battue ? » Le peuple ne va-t-il pas dire : « Et s’il me plaît de boire de l’eau ? » M. Lockroy est assez spirituel pour lui prouver que ce droit fait partie de ses libertés.

Après les grands principes de liberté, on a invoqué contre le laboratoire des raisons de prudence. La grande publicité de ses travaux va détruire notre commerce d’exportation. La discrétion est une qualité commerciale. Tout ne se dit pas, et si l’on porte partout la lumière, si au lieu des expressions adroites et modérées, à l’usage des négocians, on jette à tout propos ces paroles brutales : « Mauvais ! nuisible ! » on va effaroucher la clientèle. Comment osez-vous faire connaître au monde entier que, sur 3,361 échantillons de vins, nos chimistes en ont trouvé 202 nuisibles, 1,093 passables, et 357 seulement sans reproche ? Vous ferez croire qu’il n’y a plus de bons vins en France, et vous tarirez la source d’un des meilleurs produits du pays. « Pensez-vous, dit M. Jarlaud, président du syndicat des vins et spiritueux en gros, que, s’il y avait des laboratoires municipaux à Madrid, à Valence, à Alicante, à Barcelone, à Gênes, à Naples, à Rome, etc., et qu’on leur soumît des échantillons de vin, comme on l’a fait à Paris, pensez-vous,