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qu’on lui offrait. Il y faisait jouer la comédie. Mlle Clairon y était venue déclamer le songe d’Athalie et le rôle de Viriate dans Sertorius, qu’on disait être son triomphe. Dans une lettre à Mme de Choiseul, la marquise du Deffand raconte comment M. de Trudaine fut enlevé à l’affection des siens : « Vous serez bien surprise en apprenant la mort de M. de Trudaine, elle a été aussi imprévue et aussi prompte que celle de la maréchale de Fitz-James. Lundi, il se portait comme à son ordinaire ; depuis quelque temps, il se plaignait de sentir une barre dans l’estomac, il prenait du lait de chèvre qui ne passait pas bien. Le mardi, il alla se promener en voiture. Il en descendit, voulant faire quelques tours à pied. Se trouvant trop faible, il fit peu de chemin et remonta en carrosse. A peine y fut-il entré qu’il tomba sans connaissance sur ceux qui étaient avec lui. On le ramena bien vite, on le fit saigner. Le sang vint bien et soudain il mourut. Je ne sais quelles gens étaient avec lui. » Ces gens étaient Mme de Saint-Maur, qui n’avait, racontent les mauvaises langues, que l’esprit qu’on lui prêtait, Mme la présidente Belot des Mesnières et M. Saurin. « Je vous sais bien gré, écrivait Voltaire à la vieille aveugle, de regretter M. de Trudaine ; c’était le seul homme d’état sur qui je pouvais compter. » Il n’y avait en France aucun parti qui n’en parlât avec vénération. Deux fils lui survécurent, tous les deux d’une rare distinction et d’un caractère plus rare encore. L’aîné avait, comme son père, pris le nom de Montigny ; le second, celui de leur aïeule, Mme de La Sablière. Ils avaient l’un pour l’autre l’affection la plus touchante et ne voulurent jamais se quitter. Aussi le plus âgé seul se maria ; il épousa Mlle de Courbeton. Le plus jeune, mieux doué, était poète et musicien ; tous les deux n’avaient pas dépassé l’âge des illusions quand la révolution éclata. Ils siégeaient à la chambre des enquêtes du parlement et remplissaient avec honneur les devoirs de leur charge. Ils étaient heureux de vivre et ils croyaient à la bonté des hommes !


V

Ce fut le chevalier François de Pange qui présenta les frères Trudaine à Mme de Beaumont. Ils devinrent les habitués de son cercle intime ; ils initièrent cette âme ardente et déjà attristée au culte des lettres. François de Pange avait beaucoup fait pour l’ouvrir ; sa parenté lui avait donné des droits. Ils étaient, en effet, cousins par alliance. A défaut d’alliance, ils étaient attirés par des affinités de nature. Leur santé était extrêmement délicate et donnait au son de leur voix l’émotion fréquente que leur cœur recevait des