Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/834

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle s’était vu arracher sa mère, sa sœur, son second frère ; elle s’était vainement accrochée aux bourreaux pour accompagner sa famille à la Conciergerie, mourir avec elle, avec leurs amis, le jour où la même hache trancha leurs têtes et celle de Madame Elisabeth. Dédaignée par le comité de salut public à cause de sa pâleur et de la fragilité de sa personne, voyant ses biens confisqués, Mme de Beaumont attendit chez de pauvres paysans la fin de la terreur ; rentrée en possession de son château de Theil, elle répétait volontiers le mot de Marguerite d’Ecosse : « Fi de la vie ! qu’on ne m’en parle plus. » Lorsque l’amitié de Joubert la mit en présence de René, elle reçut alors le coup de foudre ; dévouée jusqu’à l’abnégation, elle se donna tout entière au culte de cette violente affection ; elle se reprenait, dans son milieu de Paris, aux joies de l’esprit ; mais les souffrances morales avaient miné la frêle enveloppe ; et, consumée à la fois, par ses sentimens et la maladie, elle s’éteignait à Rome, le 3 novembre 1803, où elle était allée pour revoir une dernière fois M. de Chateaubriand.

On a deux portraits d’elle fort ressemblans ; l’un, de Mme Vigée-Lebrun, daté de 1788, la représente à dix-huit ans, avec la pose un peu théâtrale du temps ; elle apporte une couronne à son père. Elle n’est point belle ; mais sa bouche spirituelle, ses yeux profonds fendus en amande, d’une suavité extraordinaire, à demi éteints par la langueur, sa longue chevelure, sa taille élégante et souple faisaient d’elle la plus séduisante et la plus distinguée des grandes dames. L’autre portrait, que nous préférons, est une miniature d’un prix inestimable. Il est du commencement du siècle. Les souffrances ont amaigri et pâli le visage encadré par les coiffures à la mode du directoire ; le châle est noué autour de la taille ; le regard, noyé par les larmes, s’est encore adouci comme un rayon de lumière à travers le cristal de l’eau. Je ne sais quelle mélancolie attire et attache, quand on contemple ce visage expressif. « On n’aime pas impunément, écrivait un ami de Joubert, on n’aime pas impunément ces êtres fragiles qui semblent n’être retenus dans la vie que par quelques liens prêts à se rompre. » Comme on comprend bien, avec cette forme aérienne, que Mme de Beaumont ait pu être comparée à ces figures antiques qui glissent sans bruit dans les airs, à peine enveloppées d’une tunique !

Non pas que ce fût un cœur frivole et une tête légère, elle possédait une admirable intelligence ; elle comprenait tout. Son âme était virile et forte ; son jugement était sûr, et l’on pouvait compter que tout ce qui lui avait plu était exquis. Elle aimait le mérite, a-t-on dit d’elle, comme d’autres aiment la beauté. Plaçant au-dessus de toutes les fantaisies l’amour des lettres, passionnée pour les beaux livres, sans être pédante, connaissant les hommes, les roués de son