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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES.

chênes verts qu’on traverse en allant au sacro speco de Subiaco. La vallée non plus ne ressemble pas à ce qu’elle était autrefois ; elle a perdu les ombrages qui plaisaient tant à Horace et lui rappelaient la verdure de Tarente.

Credas adductum propius frondere Tarentum.

Mais ce qui n’a pas changé, ce qui faisait, ce qui fait encore le caractère de ce charmant paysage, c’est le calme, la tranquillité, le silence. De la Madonna delle case, à midi, on n’entend que le bruit affaibli du torrent qui monte du fond de la vallée. Voilà précisémçnt ce qu’Horace venait y chercher. Les spectacles extraordinaires jettent l’âme dans une sorte de ravissement qui l’excite et la trouble ; c’est à la longue une fatigue qu’il aurait mal supportée. Il ne voulait pas que la nature l’attirât trop à elle et l’empêchât de s’appartenir à lui-même. Aussi rien ne lui convenait-il mieux que cet horizon tranquille, où tout est repos et recueillement. Quoiqu’il fût ici près de Rome et qu’à la rigueur son mulet à la queue coupée pût l’y mener en un jour[1], il pouvait s’en croire à mille lieues. C’est ce qu’ailleurs il ne trouvait pas. À Préneste, lorsqu’il venait s’asseoir, en lisant Homère, sur les marches du temple de la Fortune, il apercevait dans la brume les murailles de la grande ville. ABaïes, il en rencontrait partout la jeunesse, occupée de ses fêtes bruyantes : c’était Rome encore, entrevue dans le lointain ou coudoyée dans la rue. Rome ne venait pas dans la vallée de la Sabine : qui donc aurait osé, parmi cette jeunesse élégante, s’aventurer dans la montagne au-delà de Tibur ? Horace y était donc vraiment chez lui. Il pouvait se dire, en mettant le pied dans son domaine : « Ici, je n’appartiens plus aux importuns ; j’ai quitté les soucis et les ennuis de la ville ; je vis enfin et je suis mon maître : vivo et regno. »

  1. Horace nous dit, dans la satire où il raconte son voyage à Brindes, que les gens pressés et alertes pouvaient faire 43 milles (un peu plus de 63 kilomètres) dans leur journée. L’ai qui aimait ses aises, iit la route en deux jours. Le second jour, il parcourut 27 milles. La distance de Rome à la villa de la Sabine devait être de 31 ou 32 railles (à peu près 45 kilomètres). Le voyage pouvait donc se faire en un jour. Il est pourtant vraisemblable qu’Horace, qui ne voulait pas se fatiguer, couchait souvent à Tibur. On a pensé que, pour éviter d’aller à l’auberge, il y avait, acheté ou loué une maisonnette ; c’était l’usage des riches Romains. Suétone prétend même que, de son temps, on montrait à Tibur une maison qui, disait-oa, lui avait appartenu. En réalité cette prétention ne s’appuie sur aucun texte précis du poète. Quand il nous dit qu’il retourne à Tibur ou qu’il aime à y habiter, il est probable que le nom de la ville est pris pour celui de son territoire. M. Camille Jullian a montré, dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire, publiés par l’École française de Rome, que Tibur, quoique d’origine latine, était le chef-lieu d’un district sabin et que le territoire de Varia en dépendait. On peut donc entendre, lorsque Horace parle de Tibur, qu’il veut désigner sa maison de la Sabine.