Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/783

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
777
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES.

jamais son attente ; c’est là peut-être aussi qu’il récoltait ce petit vin qu’il servait à sa table dans des amphores grossières et dont il ne fait pas l’éloge à Mécène[1]. Un peu plus bas encore, vers les bords de la Licenza, le terrain devenait plus humide, et les prairies remplaçaient les champs cultivés. Il arrivait alors comme aujourd’hui que le torrent, grossi par les pluies d’orage, sortait de son lit et se répandait dans le voisinage, ce qui faisait maugréer le fermier d’Horace, qui prévoyait avec douleur qu’il aurait quelque digue à construire pour mettre les terres à l’abri de l’inondation. Si le pays était riant vers le bas de la vallée, au-dessus de la maison il devenait de plus en plus sauvage. Il y avait là des buissons « qui donnaient libéralement des prunelles et de rouges cornouilles ; » il y avait des chênes et des yeuses, qui couvraient les rampes de la montagne. Dans les rêves de sa jeunesse dont je parlais tout à l’heure, le poète ne demandait aux dieux qu’un bouquet d’arbres pour couronner son petit champ. Mécène avait mieux fait les choses : le bois d’Horace couvrait plusieurs jugères. Il y en avait assez « pour nourrir de glands le troupeau et fournir une ombre épaisse au maître. »

Ce n’était donc pas seulement un petit jardin d’homme de lettres, un trou de lézard, selon l’expression de Juvénal, qu’Horace tenait de son protecteur ; c’était un domaine véritable, avec des prés, des terres, des bois et toute une exploitation rustique, une fortune en même temps qu’un agrément. Comment ce domaine était-il tombé dans les mains de Mécène ? On l’ignore. Quelques méchantes langues ont prétendu qu’il pouvait bien avoir été confisqué sur des ennemis politiques et que probablement Mécène avait donné à son ami des terres qui ne lui appartenaient pas. Ces libéralités, qui ne coûtaient guère, n’étaient pas alors tout à fait rares. On raconte qu’Auguste offrit un jour à Virgile la fortune d’un exilé et que le poète la refusa. J’espère bien qu’Horace n’aurait pas été moins délicat que son ami. Mais ce ne sont là que des hypothèses auxquelles on ne doit pas s’arrêter. Tout ce qu’on sait du bien d’Horace, c’est qu’il était en très mauvais état quand il lui fut donné. Les ronces, les épines couvraient la terre, et la charrue n’y avait pas passé depuis longtemps. Il eut l’imprudence, quand il en prit possession, d’amener, pour diriger les travaux, un de ces esclaves de la ville qui, selon Columelle, ne

  1. Il y a quelque obscurité sur la question de savoir si la campagne d’Horace produisait du vin. Le poète semble à ce propos se contredire. Il dit, dans l’épître à son villicus : « Ce coin de terre porterait plutôt de l’encens et du poivre qu’une granpe de raisin. » Ailleurs, il invite Mécène à dîner et lui annonce qu’il ne peut lui donner qu’un vin médiocre de la Sabine qu’il a mis lui-même en bouteille ; ce qui semble bien indiquer qu’il le récoltait chez lui. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a aujourd’hui des vignes dans la vallée de la Licenza, et qu’on boit à Roccagiovino un vin du pays qui n’est pas mauvais.