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toujours vigilant, ne cessait de signaler la gravité des choses, la nécessité d’une action sérieuse. Il réclamait sans succès une décision toujours ajournée. On n’a pas oublié que, dans le courant du dernier hiver, M. l’amiral Jauréguiberry, alors ministre de la marine, était sur le point de donner sa démission parce qu’il ne trouvait pas dans le conseil, peut-être même auprès de M. le président de la république, l’appui dont il avait besoin justement pour régler cette affaire du Tonkin. On hésitait, on temporisait, vraisemblablement par des raisons parlementaires, sans prendre garde que, pendant ce temps, tout s’aggravait aux frontières de la Chine, que nos forces visiblement insuffisantes pouvaient être exposées, — et, en réalité, cet épisode d’Hanoï, qui est venu réveiller l’opinion, n’est que la triste conséquence de ces longues tergiversations. Eh bien ! maintenant, qu’on ait du moins une idée, une volonté. Jusqu’à ces derniers temps, on pouvait délibérer encore ; aujourd’hui, les événemens ont décidé. L’action est, à proprement parler, engagée, et dans cette situation jusqu’à un certain point nouvelle, c’est assurément plus que jamais une nécessité de savoir ce qu’on veut, ce qu’on va faire au Tonkin. Il faut se rendre compte de tous les élémens d’une question si complexe qui touche à nos rapports avec le royaume d’Annam, devenu aujourd’hui à peu près un ennemi, avec l’empire de Chine, qui peut l’être demain, avec les puissances européennes qui ont des intérêts dans l’extrême Orient. Il faut aussi savoir proportionner les moyens qu’on va employer à l’importance de l’entreprise qu’on se propose. La plus dangereuse des illusions serait évidemment de s’engager avec des moyens insuffisans ou toujours marchandés, avec une politique irrésolue ou avec l’arrière-pensée de s’arrêter à mi-chemin, dans une affaire où le succès ne peut être conquis que par un prudent et ferme esprit de suite. Tout peut dépendre aussi sans aucun doute des agens que le gouvernement chargera de l’œuvre qu’il entreprend, et ce serait en vérité céder à d’étranges préoccupations que de choisir le moment où nos soldats peuvent avoir à combattre, où tout peut être décidé par l’autorité des armes, pour créer une sorte d’anarchie ou de conflit organisé par la confusion d’un chef militaire chargé des opérations et d’un gouverneur civil aux prérogatives mal limitées. Cette idée d’un gouverneur civil pour le Tonkin s’est naturellement produite dans la chambre des députés ; elle a été éliminée par le sénat, et, en définitive, elle n’est pas dans la loi des crédits. Elle subsiste toujours cependant comme la marque indélébile de cet esprit républicain qui n’est autre chose que l’esprit de parti. Qu’on respecte du moins une fois ces questions où les plus graves intérêts nationaux sont en jeu. Qu’on ne les subordonne pas à des préjugés et à des calculs qui pourraient les compromettre !

L’esprit de parti, c’est déjà bien assez, c’est encore beaucoup trop