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dépensées sans compter, tiraient à leur fin. Les armées françaises allaient envahir la Belgique et bientôt la Hollande. Il fallut se chercher un nouveau séjour d’exil. Londres, que Rivarol avait choisi d’abord, et où l’on raconte que Burke et même Pitt l’accueillirent d’hyperboliques éloges, ne le retint pas longtemps. Il s’empressa de fuir un pays « où il y avait plus d’apothicaires que de boulangers et où l’on ne trouvait de fruits mûrs que les pommes cuites, » et vint se fixer à Hambourg, au commencement de l’année 1795. Il y devait trouver le repos et, sinon la fortune, du moins, — dans cette ville où une comtesse de Tessé exploitait une « vacherie » et un marquis de Romance un fonds de « vins et comestibles, » — une assez large aisance. C’est son avant-dernière incarnation.

Un libraire entreprenant, Fauche (de Hambourg), le frère du fameux Fauche-Borel, y fut sa providence. À travers tout, et malgré le décousu de son existence, Rivarol était demeuré fidèle aux études qui, jadis, avaient fait sa première réputation d’écrivain. Obligé de travailler pour vivre, il y revint donc comme au labeur pour lequel il était le mieux préparé, et fit affaire avec Fauche pour un Nouveau Dictionnaire de la langue française, dont, à la vérité, il n’a jamais paru que le Prospectus et le Discours préliminaire. Mais le Prospectus[1], sur lequel M. de Lescure nous donne d’amusans détails, fait le plus grand honneur à l’esprit de combinaison mercantile du libraire, et le Discours préliminaire est une œuvre sur laquelle nous pouvons juger de Rivarol. C’est le morceau le plus considérable qu’il ait écrit, et il avait alors probablement passé la quarantaine.

On y remarque les mêmes qualités que dans le Discours sur l’universalité de la langue française, mais embrumées en quelque sorte par les brouillards du Nord. J’y ai notamment relevé d’étranges façons de parler qui semblent, en 1797, dater déjà d’un autre siècle, d’un autre temps, d’un autre monde. Ceux qui sont constamment, comme Rivarol, à la recherche de la nouveauté dans l’expression, ont parfois de ces mauvaises fortunes. Ils tombent dans le précieux et dans le phébus. Lisez plutôt cette phrase. « Quoique tout soit mesure, calcul et froide géométrie dans l’univers, son auteur a pourtant su donner un air de poésie à la nature… Les expériences sur la génération ne feront point oublier l’Amour et sa mère, et la sève assujettie aux lois des fluides, mais filtrée sous les doigts des Dryades, et s’épanouissant en boutons et en fleurs ira toujours décorer l’empire de Flore et de Zéphyre. » C’était bien la peine d’avoir débuté jadis par se moquer du poème de Delille. Il est vrai que je n’ai pas pris la métaphore tout à fait au

  1. Il y en a an autre, qui est de Rivarol, et qui figure en tête du Discours préliminaire. Il ne donne pas une bien favorable idée de ce qu’eût été le Dictionnaire.