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chacune des motions de l’abbé renversait une pierre de l’ancien édifice. Comme si ce qui égratigne l’épiderme de l’homme du monde entamait seulement le cuir épais de l’homme politique ! Sans doute l’épigramme peut bien provoquer à la vengeance, — et encore quand il a plus de vanité que d’ambition, — celui que l’on essaie d’y tourner en ridicule, elle ne l’arrête pas, ni même ne l’interrompt dans sa course, ni surtout ne l’empêche d’aller à son but. Rivarol se trompait de date et de monde. Il ne se rendait pas assez compte comme l’opinion de tout un peuple est indifférente à ce que l’on appelle dans un salon les ridicules de ceux qui la gouvernent, c’est-à-dire qui l’ont su capter. Aussi, quand il commença de s’en douter et de voir que son Almanach des petits grands hommes de la révolution suscitait contre lui de nouvelles haines sans servir les intérêts d’aucune cause, tomba-t-il de l’épigramme dans l’injure, de l’injure dans la calomnie, de la calomnie dans l’obscénité. Ce sont les Actes des apôtres. Les coups portèrent à cette fois. Ou plutôt sont-ce bien les coups qui portèrent ? et la populace triomphante ne s’irrita-t-elle pas bien plus de cette opposition persistante que de la manière même dont elle était conduite ? C’est un détail qui n’importe guère. Toujours est-il qu’au mois de juin 1792, Rivarol était obligé d’émigrer. Il n’était que temps pour lui de fuir s’il voulait éviter le sort tragique des Champcenetz et des Suleau.

« Bruxelles était alors le quartier-général de la haute émigration. Les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode y attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. » Ce fut donc à Bruxelles que Rivarol se rendit d’abord. Il y allait passer près de deux ans, — continuant ce train de vie mondaine que la révolution avait à peine un moment interrompu, causeur toujours brillant et toujours applaudi, choyé des uns pour son esprit, redouté des autres pour son impertinence, entretenant avec art des relations utiles, hébergé par le prince de Ligne, défrayé par le banquier Pereira, de temps en temps lançant une brochure pour soutenir sa réputation, un Dialogue entre M. de Limon et un homme de goût, ou un petit écrit sur la Vie politique, la fuite et la capture de M. de La Fayette, se laissant dire par d’aimables femmes que ses plaisanteries sur les plus graves sujets « sont plus fines que le comique, plus gaies que le bouffon, plus drôles que le burlesque, » et mêlé, s’il faut tout dire, à des intrigues souvent malpropres, comme quand il se charge de faire travailler sa propre sœur, la baronne d’Angel ou de Saint-Angel, à la corruption de Dumouriez, dont elle est la maîtresse. Mais cette existence heureuse ne devait pas durer. À mesure que le temps s’écoulait, « la haute émigration » perdait ce vain espoir, dont elle s’était bercée, de rentrer triomphalement à Paris. Les économies qu’il paraît que Rivarol avait faites sur la vente et la réimpression de son Journal politique national, et qu’il avait