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les personnes. C’est seulement sur le terrain des principes que l’on combat utilement la médiocrité. Sans doute on peut s’y tromper, et l’on s’y trompe tous les jours. Comme on peut prendre pour médiocres, et, à ce titre, négliger des œuvres que la postérité se chargera de remettre en leur place, on peut aussi discerner de prétendues qualités là où l’avenir ne reconnaîtra qu’irréparable médiocrité. Mais jamais critique vraiment digne de ce nom n’essaiera de dérobera Hercule sa massue ou sa foudre à Jupiter pour écraser la platitude même. L’abbé Delille, à la bonne heure ! voilà un adversaire ; Delille était alors vraiment un roi de la littérature ; mais M. Boisard ou M. Cholet ! non ! ce n’est pas gibier sur qui l’on tire.

Je crois qu’au fond M. de Lescure le sait bien. Il lui échappe de convenir qu’il s’agissait « d’exécuter en masse cette multitude de faux grands hommes qui avaient envahi la littérature, » et de « débarrasser le public des importunités de ces ardélions de gloire qui troublaient son repos. » Nous nous retrouvons ici d’accord avec lui. Ce sont des vengeances et des vengeances personnelles qu’exerce Rivarol. Ces « ardélions de gloire » le gênent, et ces « faux grands hommes » lui prennent une part de sa popularité. On parle d’eux dans les salons ; ils y lisent peut-être leurs vers ! Le monde ne fait pas assez de différence de M. Cailhava de l’Estandoux à M. le comte de Rivarol. Et qui sait s’il n’y a pas des « cercles » où M. Groubert de Groubenthal et M. Thomas Minau de la Mistringue sont reçus comme lui, fêtés comme lui, applaudis comme lui ? Voilà vraiment la blessure. Aussi, les ridicules qu’il s’efforce d’attacher au nom de ces « grands hommes » de sa façon, n’ont-ils pas du tout pour objet de qualifier et de juger les œuvres, mais d’étiqueter les personnes. Ce qu’il veut, c’est, quand Cubières entre dans un salon, que l’épigramme revienne à toutes les mémoires : « On ne fait pas ces vers-là sans son tapissier ; » c’est que, si l’on annonce quelque part Cerutti, tout le monde murmure en souriant : « Cerutti, le limaçon de la littérature ; » c’est que si Mirabeau montre ailleurs sa face trouée de la petite vérole sur son encolure de taureau, le mot circule sur « cette grosse éponge toute gonflée des idées d’autrui. » Vilain métier qu’il fait là ! Laide besogne ! mais qui le peint.

Un trait achèvera de le caractériser : c’est, lorsqu’il passe du plaisant au sévère, une affectation de profondeur machiavélique, où il se complaît comme dans la conscience de sa vraie supériorité sur les petits esprits qui l’entourent. Était-ce peut-être le sang italien, si vraiment il descendait des Rivaroli de Gênes ou de Chiavari, qui se réveillait dans ses veines ? Mais la vanité d’être constamment au-dessus des opinions communes, et une connaissance réelle du monde suffisent à expliquer ce genre d’affectation. On en voit percer déjà