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au moins l’emploi de son esprit, sans être pour cela réduit à perdre celui de sa figure. M. de Lescure s’est bien efforcé de laver Rivarol de cette imputation ; je ne sais si l’on trouvera qu’il y ait entièrement réussi.

J’aurais d’ailleurs souhaité qu’il pût préciser par des traits plus nets ces premières années du séjour de Rivarol à Paris. Sans doute, les documens lui auront fait défaut. Mais, après tout, nous le répétons, Rivarol n’est pas de ceux dont les tout premiers débuts nous soient si nécessaires à connaître. On devrait même, en bonne critique, réserver le privilège, — car c’en est un, — de ces investigations minutieuses aux vrais grands hommes, à ceux dont on ne saurait éclairer l’œuvre d’un excès de lumière, et qui nous ont, pour ainsi dire, en forçant notre familiarité, donné le droit de pénétrer à notre tour et à fond dans la leur. De quelque manière qu’il ait vécu jusque-là, bornons-nous donc à constater qu’en 1782 Rivarol faisait paraître sa première brochure : Lettre du président de *** à M. le comte de *** sur le poème des Jardins, et qu’à cette époque, depuis un ou deux ans peut-être, s’il n’est pas encore l’idole des salons, il le va devenir. Cette Lettre sur le poème de l’abbé Delille, spirituelle et déjà méchante, est encore de nos jours un assez curieux morceau de critique littéraire ; en 1782, je ne crois pas me tromper en y voyant surtout une machine de guerre dirigée contre les succès mondains du poète à la mode.

Ah ! doit-on hériter de ceux qu’on assassine !

En littérature, comme en art, mais bien plus encore dans « le monde, » on n’hérite pourtant guère que de ceux-là.

C’est à ce point précis de sa carrière qu’il est curieux d’esquisser la physionomie morale de Rivarol. Vers le milieu du siècle on avait vu paraître et se multiplier rapidement une espèce d’hommes, « brillante et insupportable, » qui ne devait finir qu’avec l’ancien régime. Gresset, dans son Méchant, avait essayé de les peindre. Ce sont les héros habituels des romans de Crébillon fils. Nul peut-être ne les a mieux caractérisés que Duclos, dans quelques endroits d’Acajou et Zirphile, ou encore dans ses Considérations sur les mœurs. À toute la fatuité de ce que la génération précédente avait appelé « l’homme à bonnes fortunes » ils joignent toute la volubilité d’impertinence de ce qu’on appelle maintenant « le persifleur. » C’est leur temps, et pour eux, qui crée le mot. En effet, leur esprit, quand ils en ont, — car ils n’en ont pas tous, et personne n’en a tous les jours, — n’est uniquement tourné, pour ne pas dire tendu, qu’à trouver le défaut de celui des autres. « Ils se signalent ordinairement sur les étrangers que le hasard leur adresse, comme on sacrifiait autrefois, dans quelques contrées, ceux que le mauvais sort y faisait aborder. » Mais, à défaut des étrangers, « le chef conserve son empire, en immolant alternativement ses sujets les