Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/691

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peine à dormir ; parvenait-on à s’assoupir, on était réveillé en sursaut par des aboiemens de chiens qui semblaient protester contre la fastidieuse longueur d’un jour de plusieurs semaines.

On ne laissait pas de poursuivre son enquête ; cap après cap, on releva toute la côte jusqu’au promontoire Félix. M. Klutschak découvrit le camp où s’était établi, en avril 1848, le capitaine Crozier, qui, après la mort de Franklin, avait pris le commandement d’équipages décimés par le scorbut. Près de là, une tombe ouverte contenait un squelette incomplet, qu’une médaille d’argent fit reconnaître pour celui du lieutenant Irving, le troisième officier de la Terror. Plus on avançait, plus les investigations devenaient minutieuses. On put reconstruire après trente ans toute l’histoire de ces prisonniers des glaces, qui, affaiblis par les privations, avaient vainement tenté de se frayer un passage jusqu’aux terres habitables. On les suivait pas à pas dans leur lamentable odyssée, on se disait : « Là, ils avaient encore de l’espérance ; ici, ils n’en avaient plus. Jusqu’à tel endroit, ils ont marché en troupe, ils obéissaient à un chef ; plus loin, ils se sont dispersés ; à tous leurs maux était venue se joindre l’indiscipline, qui est la fin de tout, et chacun ne songeait plus qu’à soi. » On crut même reconnaître à certains indices que les Esquimaux avaient dit vrai, qu’un jour ces affamés avaient commencé à se manger les uns les autres.

Plus heureux que les compagnons de Franklin, M. Schwatka a prouvé qu’on peut revenir à pied de la Terre du roi Guillaume ; mais il en coûte cher. Que de labeurs ! que de lassitudes ! quelle dépense sans cesse renouvelée de résolution et de volonté ! Pour atteindre l’embouchure du fleuve du Grand-Poisson et regagner de là les bords de la baie d’Hudson, la petite caravane dut cheminer pendant des mois dans la saison où le soleil ne se montre guère et braver toutes les horreurs d’un hiver exceptionnellement rigoureux. Des ouragans de neige qui rendaient, tout impossible, des haltes forcées de quinze ou de vingt jours, des vivres depuis longtemps épuisés, des rennes qui prenaient si bien leurs précautions qu’il fallait des journées entières pour les tuer, des bandes de loups faméliques, renouvelant sans cesse leurs assauts, des chiens à bout de forces et de souffle qui mouraient l’un après l’autre, voilà de quoi fatiguer le plus obstiné courage. Jamais expédition arctique ne fut exposée à des froids plus intenses et d’aussi longue durée. Le thermomètre resta durant vingt-sept jours au-dessous de 51 degrés centigrades, durant seize jours au-dessous de 55. A moins d’être un parfait Esquimau, on n’affronte pas impunément de telles températures. Quel supplice, en arrivant à l’étape, que les heures d’attente qu’il faut subir avant que les maisons de neige soient bâties ! Quel travail ne doit-on pas s’imposer pour allumer une pipe ! Quel savoir-faire, quelle industrie n’est pas nécessaire pour faire brûler une allumette ! L’allumette est gelée, la pipe est gelée, il faut au