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leurs affreuses fringales. Ils savent cependant à quels rigoureux châtimens ils s’exposent si on les surprend dans leurs maraudes ; mais l’appétit est le plus fort. En se jetant sur leur butin, ils mêlent à leurs cris de joie des hurlemens de douleur. C’est une façon de dire : « Nous savons ce qui nous attend ; mais advienne que pourra et que je ciel nous assiste ! »

Le 1er avril 1879, le camp fut levé, on se mit en route. La caravane se composait de quatre blancs, de trois traîneaux, de quarante-deux chiens et de treize Esquimaux. Dans le nombre figurait un nommé Tuluak, qu’accompagnaient sa femme et son enfant, âgé de huit ans. On avait eu l’occasion de le mettre à l’essai, on avait reconnu que cet incomparable chasseur était un homme de ressources et d’expédiens, qu’il avait des yeux qui voyaient tout, des mains qui travaillaient toujours, des jambes toujours prêtes à trotter, que son dévoûment. ne se refusait à rien. M. Klutschak, comme M. Gilder, affirme que Tuluak n’est pas seulement un Esquimau comme il y en a peu, mais un homme comme il n’y en a guère, et que son infatigable industrie les a tirés de plus d’un pas périlleux.

On se dirigea au nord-ouest, à travers un pays granitique, où les chaînes de collines alternent avec les plateaux et que parcourent des troupeaux de rennes et de bœufs musqués. On s’appliquait à suivre autant qu’il était possible le cours des rivières et des ruisseaux, dont la glace polie se prêtait mieux au traînage. On ne rencontrait jamais un campement d’indigènes sans s’assurer s’il en était parmi eux qui eussent jadis entendu parler de la Terror et de l’Erebus. Au mois de mai, M. Schwatka atteignit la péninsule Adélaïde. Près du cap Richardson, il entra en pourparlers avec une tribu de Netchilliks, dont quelques-uns se rappelaient l’expédition Franklin et une horrible catastrophe où avaient péri des blancs. Ils désignèrent l’endroit où les derniers survivans avaient succombé. On y avait trouvé, sous un canot dont la quille était en l’air, plusieurs squelettes, des débris de vêtemens, des ustensiles de cuisine, des montres, des papiers, des livres. On s’était partagé les ustensiles ; les livres comme les montres avaient été abandonnés aux enfans et leur avaient servi de jouets. C’en est fait, ces précieux livres de bord, où tant d’observations précieuses avaient été consignées par des hommes qui allaient mourir, ne se retrouveront jamais. Arrivé dans la Terre du roi Guillaume, M. Schwatka divisa sa petite troupe en trois pelotons, dont chacun poussa une reconnaissance. L’été commençait, la glace avait fondu ou ne portait pas, tous les transports devaient se faire à dos d’hommes et de chiens. Le soleil ne se couchait plus ; à peine l’extrémité inférieure de son disque avait-elle touché l’horizon qu’il remontait, et son importune lumière causait des impatiences nerveuses, des lassitudes. On avait