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Tentation de saint Antoine. Le diable, qui s’y entend, a dû dépêcher à l’anachorète une femme bien vivante, en chair et en os, et nomme figure éblouissante, féerique, dont la vue doit inspirer plus d’étonnement qu’éveiller de désirs. Il est, au contraire, conforme à l’idée hagiographique de représenter les apparitions célestes dans l’irradiation d’une lumière surnaturelle. M. Chartran a été bien inspiré en peignant ainsi la Vision de saint François d’Assise. Ce tableau, remarquable à plus d’un égard, l’est surtout à celui-ci, qu’il est le seul au Salon qui ait un véritable sentiment religieux.

M. Cazin a gâté un fort beau paysage, d’une impression poétique et d’un caractère très personnel, en y mettant les personnages les plus déplaisans du monde. La description de ce tableau est nécessaire pour montrer ce qu’on entend en 1883 par l’originalité et la grandeur d’une conception. — Ce sont bien là, si nous écoutons autour de nous, les qualités maîtresses de l’œuvre de M. Cazin, car vraiment on ne saurait parler des mérites de l’exécution à la vue de ces contours défectueux, de ce dessin intérieur nul, de ce modelé par trop sommaire. — Au premier plan, à gauche, une femme morte, couverte d’un tartan à carreaux noirs et blancs, est étendue contre un four à briques. Sur ce four, au second plan, un groupe de trois hommes agitent des lances et des tronçons d’épées ; l’un est demi-nu, les reins ceints d’une peau de brebis, un autre est cuirassé, un autre porte une blouse bleue. A droite est une enclume abandonnée. Au troisième plan s’avance une femme ainsi vêtue : un jupon rouge, une tunique blanche ramagée d’or, un cache-nez de laine à carreaux noirs et blancs. Non loin de cette femme, une jeune fille serre la main à une amie. Au fond du tableau se développe l’enceinte bastionnée d’une ville de guerre. Or ceci représente Judith sortant de Béthulie pour aller tuer Holopherne. Voici du moins le titre que donne le livret à cette composition en casse-tête chinois. Et chacun de s’extasier sur le grand caractère de ce tableau ! Mais le caractère, il nous semble, c’est le propre d’une chose, c’est ce qui la distingue d’une autre. Donc pour qu’il y ait caractère dans une peinture, il faut que l’artiste ait rendu d’une façon précise et saisissante la scène qu’il a voulu représenter. Il faut qu’à première vue, le sujet s’impose à l’esprit. Il n’est pas besoin de recourir à un livret pour savoir ce qu’est le Christ à la paille, ou la Cène, ou le Radeau de la Méduse, ou la Barque de Dante. Que si vous nous montrez un Ecce homo avec un bourgeron bleu et un pantalon à carreaux, il n’y aura pas de caractère, puisque nous ne reconnaîtrons pas Jésus. Quel caractère pourrait donc bien avoir la figure de M. Cazin, qui n’est biblique ni contemporaine et que l’on est libre de prendre, selon son goût, pour Judith ou pour