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I. — LA PEINTURE.


I

M. George Rochegrosse a vingt-deux ans. Par les fortes qualités de l’exécution, son Andromaque est un des bons tableaux du Salon ; c’en est l’œuvre capitale par le caractère grandiose et dramatique de la conception. Ilion est pris. Les Grecs massacrent et brûlent. Au pied des hautes murailles à appareil cyclopéen qui forment l’enceinte de la ville s’amoncellent dans des flaques de sang les cadavres et les têtes coupées ; d’autres cadavres sont pendus au faîte des remparts. La fumée noire de l’incendie monte lentement vers le ciel ; et sous l’arc trapu d’une poterne intérieure on aperçoit les lueurs de la cité en flammes. C’est l’abattoir et la fournaise. Sur les premières marches tout éclaboussées de sang d’un étroit escalier qui mène à la plate-forme, Andromaque se débat au milieu d’un groupe d’Achéens ; échevelée et à demi-nue dans ses vêtemens déchirés, elle lutte avec une sauvage énergie pour défendre son enfant. Ulysse (ou Néoptolème) qui se tient debout au sommet de l’escalier, dans une attitude d’impatience et de menace, a ordonné qu’Astyanax fût précipité du haut des murailles. Déjà un Grec a arraché l’enfant des mains de la mère, qui se cramponne désespérément au manteau du ravisseur. Les soldats la maintiennent, la saisissant à bras-le-corps, la prenant au cou, aux jambes. On sent tout l’effort qu’il faut à ces quatre hommes pour retenir cette femme affolée de douleur, cette mère devenue lionne. Du pied, du dos, de l’épaule, ils s’arc-boutent, afin de décupler leurs forces, contre les marches et les parois. Rien ne fera lâcher prise à Andromaque ; son bras raidi, sur lequel un soldat fait une pesée, cassera plutôt que de céder. Encore un élan du Grec qui emporte Astyanax, et un lambeau de la rade étoffe que tient la main de la mère restera dans ses doigts crispés avec sa dernière espérance.

Devant ce tableau il ne convient pas de s’arrêter à louer l’harmonie vibrante d’une couleur à la Henri Regnault ni à détailler les autres mérites de la facture : l’exécution prestigieuse des casques et des cuirasses, le dessin très étudié et fortement exprimé des figures, la largeur et la fermeté de la touche. Ces qualités indispensables a un peintre, car en toute chose on doit d’abord savoir son métier, ne sont point rares aujourd’hui. La main qui fait le peintre ne manque pas dans notre école, mais le cerveau qui fait le grand artiste.