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l’on entre dans une salle qu’on connaisse bien, on voit seulement le tableau préféré, l’œuvre capitale. Les autres toiles sont comme si elles n’étaient point, elles ne peuvent ni arrêter ni détourner le regard. Un Henner, un Baudry, sont en quelque sorte isolés, bien qu’ils soient entourés de trois cents tableaux. La halle aux peintures devient ainsi une galerie choisie, et il arrive souvent que l’opinion primitive change, qu’on pense que le Salon ressemble à tous les Salons, qu’il n’est ni meilleur ni pire.

Cette année, les nouvelles visites à l’exposition ne prévalent point contre le jugement du premier jour. Le Salon de 1883 est médiocre. Inférieur dans l’ensemble au Salon de 1882, il a moins d’œuvres de haute valeur. On n’y trouve point les équivalens du Ludus pro patria de M. Puvis de Chavannes ou du Barra de M. Henner. Parmi les maîtres qui ont exposé, — beaucoup se sont abstenus, — deux ou trois seulement ont envoyé un tableau qui ait chance de marquer particulièrement dans leur œuvre. Les maîtres d’ailleurs, il y aurait injustice à n’en pas convenir, demeurent pour la plupart égaux à eux-mêmes. Mais ce n’est point des peintres comme Cabanel ou Gérôme, qui ont depuis longtemps leurs noms au Livre d’or, qu’il faut s’inquiéter pour l’avenir de la peinture française ; c’est de tous ces jeunes hommes dont quelques-uns doivent leur succéder à la tête de notre école. Or, chez les peintres de vingt-cinq à quarante ans, on ne constate guère que des défaillances. De débuts caractéristiques, point ; car nous ne pouvons prendre pour des nouveau-venus M. Rochegrosse et Mme Demont-Breton, puisque l’année dernière nous avons ici loué leurs tableaux. Il faut reconnaître cependant que ces deux peintres ont dépassé les grandes espérances qu’on pouvait fonder sur leur talent naissant. L’Andromaque et la Plage sont peut-être, dans les deux mille cinq cents tableaux du Salon, les seuls dont l’histoire de l’art aura un jour à préciser la date. C’est presque un enfant, c’est une toute jeune femme, qui donnent l’exemple des grandes œuvres !

Il n’est pas douteux que l’invasion dans la peinture sérieuse de l’impressionnisme et du naturalisme ne contribue à l’affaiblissement de la jeune école. Cet « art nouveau » est bien fait pour séduire les peintres désireux des prompts succès : il est facile, et il a la vogue. Théophile Gautier écrivait naguère qu’il y a pour les peintures comme pour les toilettes des femmes des nuances « distinguées, » des couleurs à la mode : le jaune citrin ou le bleu turquoise. Aujourd’hui, si l’on veut faire tapage au Salon, y être remarqué par le public, loué par la majorité des critiques, récompensé par le jury, le procédé est fort simple. Il suffit de peindre clair et mat. La facture lâchée, cela va sans dire, est non-seulement tolérée, mais