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tout ; en anéantissant tout ce qui s’élève, elle démocratise l’humanité[1].

Nous ne saurions nous associer à de pareils pronostics, qui n’impliquent non moins que l’égalité future des hommes dans la barbarie, l’ignorance et la misère. La loi de l’histoire y donne un absolu démenti. Nous repoussons de toutes nos forces de pareils enseignemens qui ne s’attachent qu’à certains faits spéciaux, négligeant tous les autres faits qui les restreignent ou les nient, s’appliquant à en donner une interprétation systématique que l’on porte à la dernière outrance, créant des illusions de statistique et de logique mêlées dont l’esprit devient facilement dupe. Pour ne prendre que quelques exemples et sans entrer dans la discussion d’une thèse si étendue, assurément il résulte une impression sinistre et fortement motivée du tableau de la décadence des Césars, que l’on nous présente avec tous les traits les plus violens qu’on a pu extraire des historiens, des pamphlétaires et des satiriques romains. Mais qu’on veuille bien y réfléchir : est-ce la sélection qui est vraiment coupable ici ? Est-ce elle qui a si vite détruit cette dynastie, fatalement et sans autre cause que l’accumulation de tous les biens de la naissance, de l’intelligence et de la fortune sur quelques têtes privilégiées ? Assurément non, c’est une cause morale qui a le plus puissamment agi dans cette œuvre de décadence ; une cause que l’on aperçoit très distinctement dans les analyses de M. Jacoby, mais qui méritait d’être mise en première ligne, au-dessus de toutes les fatalités physiologiques : — c’est l’exercice d’une volonté sans contrôle et sans frein, que rien ne limitait, qui ne reconnaissait aucune loi quelle-même, qui épuisait sa toute-puissance dans des rêves et dans des fantaisies pour lesquelles l’impossible n’existait pas, pour lesquelles le monstrueux était une tentation de plus. La plus infaillible, la plus certaine et la pire des dégradations, c’est celle d’une volonté qui ne sent de limites, ni autour d’elle, ni au-dessus d’elle. Ce fut là l’inévitable corruption des Césars, comme plus tard ce fut celle de Louis XV, mettant à profit pour son épouvantable égoïsme la monarchie absolue de Louis XIV, et devenant ainsi le plus lamentable exemple, de ce que peut faire dans une âme originellement noble l’influence dissolvante du pouvoir. Car si Louis XVI en a été la victime tragique, Louis XV en a été la victime morale. — Partout, dans cette histoire, et dans bien d’autres que l’on pourrait citer de décadences royales, c’est à l’âme qu’il faut regarder d’abord et à sa corruption secrète par l’abus de la puissance ; c’est elle qui est la vraie cause de tous les autres malheurs, de toutes les autres formes

  1. Ouvrage cité, pages 606-608.