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illusion de reconstruire sur la base des idées modernes la théorie du perfectionnement indéfini de certains philosophes français du siècle dernier, à la façon de Condorcet.

Voilà, certes, des faits qui contrarient, sinon le texte même de Darwin, du moins les idées que sa doctrine a fait naître dans les esprits, les espérances qu’elle a suscitées, et particulièrement le dogme du progrès total et nécessaire, cher à M. Spencer. A la suite des théories transformistes et de l’étonnante fortune qu’elles ont faite, il s’était créé dans les esprits une sorte d’habitude de considérer la sélection comme un moyen infaillible de réaliser le progrès, que l’hérédité se chargeait de fixer, de conserver et de transmettre. Quoi de plus naturel à concevoir ? La nature elle-même nous enseignait le perfectionnement des espèces par la sélection. Si l’homme se substitue à la nature, s’il arrive à diriger, avec toutes les lumières de l’expérience et de la raison, cet instrument déjà si puissant, quels résultats ne doit-il pas obtenir ! Et la faculté de transmission venant s’y joindre, voilà l’idée du perfectionnement indéfini qui recommence dans l’imagination de l’homme, mais, cette fois, sur des bases scientifiques, et avec ces deux pouvoirs merveilleusement adaptés à la réalisation de cette grande espérance : la sélection qui acquiert toujours et l’hérédité qui conserve.

Mais aussitôt M. de Candolle se met en travers de ce mouvement des esprits avec de sérieuses objections, prouvant que, s’il y a progrès, ce progrès est bien lent, bien incertain. Et voici quelque chose de plus. Le docteur Jacoby arrive avec un formidable dossier pour nous démontrer que la conséquence finale de toute sélection, ce n’est pas, comme on l’avait cru, le perfectionnement de l’espèce ; c’est la dégénérescence[1]. Ce qui nous paraissait l’instrument le plus actif du progrès devient un agent de décadence infaillible. Nous sommes loin de compte. Et voilà l’idée du progrès rejetée au péril des vents et des flots, dans l’océan des contradictions.

C’est un terrible homme que le docteur Jacoby. Quel massacre d’illusions et de vanités dans ce livre ! C’est le nécrologe de la gloire humaine. Quelles conclusions désespérantes pour tous ceux qui tiennent à la grandeur de l’esprit humain, aux manifestations éclatantes du génie, aux illustrations du patriotisme, de la science et de l’art ! Tous les grands hommes sont des élémens funestes ; ils détruisent d’avance leur race par la consommation qu’ils font de la réserve de force nerveuse qui devait suffire à plusieurs générations. Leur génie, qui n’est qu’un prodigieux égoïsme, dévore la substance de leur postérité ; ce sont des semeurs de folie ou de mort. Du reste, leur race dure peu ; elle est destinée à s’éteindre, à très courte

  1. Études sur la sélection dans ses rapports avec l’hérédité chez l’homme, 1881.