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sujets, in anima vili[1]. La curiosité savante pourrait être désastreuse sur ceux qui y seraient soumis. Ce même désintéressement pratique, qui est une gloire dans la science, serait un grand péril dans le maniement des choses humaines, dont les deux élémens à combiner sont les intérêts et les droits. On ne traite pas ces deux élémens, qui représentent des intelligences et des volontés, par les mêmes procédés d’expérimentation que les substances insensibles d’un laboratoire. S’il s’agit des intérêts, ils ne souffrent pas qu’une intelligence prétendue supérieure les interprète à sa manière et en déclare arbitrairement la convenance ; s’il s’agit des droits, il y a là une réalité vivante, résistante, indomptable, dont la pratique de la science ne dorme aucune idée. En toutes ces matières délicates, un homme de simple bon sens, de droite raison, non endoctriné par les systèmes ni fanatisé par les partis, offrirait plus de garanties que le plus illustre algébriste ou le plus grand chimiste de l’Europe.

Les exemples ne manquent pas autour de nous à l’appui de notre opinion. Un des meilleurs écrivains, un des rares critiques que la France possède encore, écrit, jour par jour, un livre, qui sera des plus curieux, pour montrer le dommage que la politique a fait aux lettres depuis un demi-siècle. On pourrait en écrire un autre sur le tort que la politique a fait aux sciences, pour montrer combien elle a dévoyé d’intelligences et troublé de carrières par ses prestiges souvent stériles. — Au fond, les lois et les institutions sociales n’ont pas beaucoup de leçons à prendre des savans, si l’on réserve certains points qui touchent à l’hygiène et au régime industriel. La science positive n’a rien à démêler avec la conscience ; de toutes les sciences réunies on ne pourrait extraire un seul principe juridique, un seul atome de morale.

Quand on parle des savans appelés à régir le monde au nom de la sélection, on pense surtout aux représentans de la physiologie et de la biologie, lesquels auraient pour mission d’appliquer purement et simplement les lois de l’histoire naturelle aux rapports et aux phénomènes sociaux. C’est à ce titre qu’ils devront exercer leur souveraineté. Or, s’il y a une loi évidente qui ressorte de la biologie, c’est celle-ci, que nous trouvons formulée par M. Herbert Spencer en deux propositions : la première, c’est que la qualité d’une société baisse

  1. Veut-on un exemple entre mille ? Dans un livre tout récent, l’Univers invisible, de MM. Balfour Stewart et Tait, nous trouvons cette idée vraiment neuve sur l’emploi de l’électricité comme mode de châtiment appliqué aux criminels : « On peut, nous disent ces deux savans, appliquer l’électricité de façon à produire, pendant un temps fixé par la loi et sous la direction de physiciens et de physiologistes habiles, une torture absolument indescriptible, sans accompagnement de blessures ou de contusions, qui pénétrerait toutes les fibres de la charpente de pareils mécréans. »