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démocratie sectaire et jalouse, doit être, au contraire, de créer des êtres supérieurs, que le reste des êtres consciens adorera et servira, heureux de les servir. La fin de l’humanité, c’est de produire des grands hommes ; le grand œuvre s’accomplira par la science, non par la démocratie… L’essentiel est moins de produire des masses éclairées que de produire de grands génies et un public capable de les comprendre. Si l’ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela, tant pis. La nature ne s’arrête pas devant de tels soucis ; elle sacrifie des espèces entières pour que d’autres trouvent les conditions essentielles de leur vie… L’élite des êtres intelligens, maîtresse des plus importans secrets de la réalité, dominerait le monde par les puissans moyens qui seraient en son pouvoir et y ferait régner le plus de raison possible… Par l’application de la science à l’armement, une domination universelle deviendrait possible, et cette domination serait assurée en la main de ceux qui disposeront de cet armement… L’être en possession de la science mettrait une terreur illimitée au service de la vérité. Les terreurs, du reste, deviendraient bientôt inutiles. L’humanité inférieure, dans une telle hypothèse, serait bientôt matée par l’évidence, et l’idée même de la révolte disparaîtrait. » Ainsi se reconstituera, au profit de la science, une aristocratie formidable dont l’aristocratie du passé ne pouvait donner aucune idée : « Le principe le plus nié par l’école démocratique est l’inégalité des races et la légitimité des droits que confère la supériorité de race. Loin de chercher à élever la race, la démocratie tend à l’abaisser ; elle ne veut pas de grands hommes… Il est absurde et injuste, en effet, d’imposer aux hommes, par une sorte de droit divin, des ancêtres qui ne leur sont en rien supérieurs. La noblesse, à l’heure qu’il est, en France, est quelque chose d’assez insignifiant, puisque les titres de noblesse, dont les trois quarts sont usurpés et dont le quart restant provient, à une dizaine d’exceptions près, d’anoblissemens et non de conquête, ne répondent pas à une supériorité de race, comme cela fut à l’origine ; mais cette supériorité de race pourrait redevenir réelle, et alors le fait de la noblesse serait scientifiquement vrai et aussi incontestable que la prééminence de l’homme civilisé sur le sauvage, ou de l’homme en général sur les animaux[1]. »

Nous ne prendrons pas au pied de la lettre ces spéculations écloses dans toute la liberté du dialogue ou du rêve ; nous ne toucherons

  1. Dialogues et Fragment philosophiques, par Ernest Renan. — Troisième dialogue, Rêves, p. 100-120.