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l’école de l’évolution. Marquer l’origine et le caractère des inégalités sociales, c’est retrouver leurs titres dans le seul code qui ne soit pas rédigé par l’arbitraire et la fantaisie, le code de la nature.

De là que de conséquences ! L’équité n’est pas l’égalité qui s’établit d’homme à homme dans la démocratie moderne, ce n’est pas l’égalité absolue, c’est la proportionnalité du droit. Il n’est pas vrai que tout homme soit égal à un autre, pas plus que l’animal n’est égal à l’humanité. De même, que dans les organismes les plus élevés, la division physiologique du travail est la condition même de la vie, de même dans l’organisme social qui en reproduit les conditions et les règles, il y a division et hiérarchie des fonctions. C’est l’idée maîtresse de la science nouvelle, la sociologie. Ajoutez-y l’hérédité qui est au fond de la doctrine et, par une série de conséquences, vous pourrez reconstruire toute une société qui ressemblerait fort à la société féodale, sauf que la féodalité avait pour base la force et que la société future aura pour base la science. Mais le principe sera le même : l’inégalité transmise par le sang et garantie par la loi, le privilège scientifique à la place du privilège militaire, la noblesse du laboratoire au lieu de la noblesse de l’épée. Il y avait autrefois le noble et le peuple ; il y aura maintenant le savant et la foule. Le savant deviendra caste à son tour ; il fera souche de petits savans en herbe avec tous les privilèges de sa sagacité acquise et transmissible ; il tendra de plus en plus à prendre au sérieux le dogme de l’inégalité héréditaire et à exclure la multitude du partage de son droit incommunicable et garanti.

Et qu’on ne pense pas que ce soit là une utopie solitaire. Sous des formes variées, ce rêve a été fait plusieurs fois de notre temps. Il nous serait aisé de signaler, chez plusieurs de nos penseurs contemporains, ce germe d’une dictature intellectuelle, déléguée aux savans, ministres et mandataires du progrès, d’avance consacrés par la nature, dont ils sauront mieux que tout autre interpréter et appliquer les lois. Je ne crois pas, en disant cela, m’éloigner beaucoup de la pensée intime de M. Herbert Spencer, qui se trahit en plusieurs endroits de ses livres. Qu’est-ce, en effet, pour lui que le progrès social, sinon la tendance à l’intégration, c’est-à-dire à la concentration des élémens du groupe social, « à la consolidation de la masse totale ? » Qu’est-ce, au contraire, que le déclin, la dissolution, sinon la tendance des parties à se disperser, « de la masse, à se déconsolider ? » Une société est en progrès à mesure qu’elle s’organise en parties distinctes et coopératives, en une hiérarchie coordonnée de mouvemens et de facultés. Le terme de sa croissance est atteint quand les unités sociales se sont agrégées en groupes coordonnés qui accomplissent des fonctions distinctes et harmoniques, c’est-à-dire quand tous les membres qui la composent