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Ces conclusions, prises dans la réalité, rencontrent cependant des résistances qui ne désarment pas. L’hérédité, nous dit-on, est l’explication suprême, la dernière raison de tout. Elle est l’ouvrière unique de l’intelligence de l’homme, de son caractère et de son histoire ; c’est elle qui explique l’origine de la pensée et toutes ses formes, la moralité et toutes ses lois ; elle encore qui a fondé l’organisme social en distribuant dans des cadres nécessaires les aptitudes, les capacités et les forces, elle toujours qui crée la civilisation avec ses attributs essentiels, la solidarité, la continuité, le progrès ; c’est grâce à elle et à elle seule que se forme peu à peu le capital intellectuel ou social d’une nation, et qu’il se transmet fidèlement comme le patrimoine d’une famille unique qui ne meurt jamais et reste toujours ainsi l’héritière d’elle-même à travers les siècles, assurée d’une fortune sans limite et d’une prospérité sans trêve.

Nous voudrions faire la part de ces illusions et remettre en lumière dans tous les phénomènes de la vie individuelle et sociale l’action de la personnalité humaine, sans laquelle l’hérédité ne pourrait ni produire sûrement ses plus heureux effets ni les transmettre impunément. Inexplicables par une seule de ces causes et par un ressort unique, ces grandes fonctions de la vie et de l’histoire s’expliquent aisément par le jeu combiné des deux forces, et c’est aussi de cette combinaison, selon qu’elle avorte ou qu’elle réussit, que se déduisent les lois principales qui décident du progrès ou du déclin dans les choses humaines.


I

Quand on lit les récens ouvrages de la psychologie nouvelle où disparait à tout jamais la personne humaine, engloutie dans le grand fleuve où chaque individu n’est qu’un flot qui passe, sans existence réelle et presque sans nom, on est saisi d’une sorte d’effroi, et l’on est tenté de répéter le cri de désespoir que jetait Michelet vers la fin de sa vie, en présence de ces théories naissantes qui lui semblaient déposséder l’homme de lui-même et le livrer tout entier, en proie aux forces cosmiques : « Qu’on me rende mon moi ! » — En effet, au milieu de toutes ces influences qui pèsent sur chaque homme, les actions variées du milieu et du climat, celles du groupe social dont il fait partie, sous le coup de la pression qu’exercent sur nous les siècles passés, la suite de nos aïeux dont l’influence anonyme et secrète descend jusqu’à nous, la famille immédiate qui a pétri notre âme par la discipline bonne ou mauvaise des exemples et de l’éducation, l’opinion et les passions de nos compatriotes, les préjugés et les tyrannies du temps où nous vivons, quand tout semble