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Il est permis de rêver avec les enfans. Ce siècle, en se levant dans des âmes toutes ruinées, leur apporta un livre qui les illumina : le Génie du christianisme. Livre superficiel, vieilli pour nous ; il n’a concilié que des différends littéraires ; mais il était l’aliment demandé à cette heure-là par une génération sensible et poétique. L’âme de nos fils en demandera un autre ; que l’un d’eux fête le centenaire en écrivant le Génie du christianisme scientifique ; qu’il soulève tous ses frères jusqu’à ce point de vision supérieur, que nous devinons sans le découvrir, où deux vérités n’en font qu’une !

Il faut quitter les portraits ; ces vivans vont retourner à leur tâche et ces morts à leurs tombes. Ceux-ci, tout comme ceux-là, sont revenus chercher dans Paris un peu du bruit, de la popularité et de la lumière qu’ils aimaient tant. Ils ont bien payé ces derniers plaisirs. Ce fut une idée ingénieuse et touchante d’appeler les morts à une bonne action posthume, de faire secourir la postérité malheureuse par des aïeux qui semblaient ne pouvoir plus rien pour elle. Décidément, il n’est jamais trop tard pour racheter ses fautes. Qui aurait cru que Robespierre revînt un jour gagner des indulgences ? Et ces bonnes grand’mères, un dernier jeu de l’imagination nous les montre, descendues de leurs cadres, arrêtées à leur tour devant le tableau de M. Mouchot, considérant avec pitié le triste asile de nuit. Dans ces salles où tant de splendeurs, de puissances et de grâces ont reçu l’hospitalité quelques semaines, elles reçoivent pour une nuit les plus déshéritées de leurs petites-filles. Je n’essaierai pas de vous émouvoir avec le tableau de la douloureuse veillée ; un de nos maîtres, des mieux aimés ici, l’a refait naguère, et il sait peindre. Mais la grand’mère, qui n’a pas eu le plaisir d’entendre notre ami, demande à l’un des portraits d’aujourd’hui ce que nous faisons pour cette infortune ; curieuse, elle s’étonne sans doute à l’aspect du salon moderne et s’enquiert de notre condition. Notre contemporain répond que nous sommes une démocratie. La grand’mère, qui ne se piquait pas de grec, ne comprend pas très bien ; son interlocuteur lui explique que la démocratie est une société organisée pour l’abnégation, le sacrifice, la protection des plus faibles, l’assistance aux malheureux. — « Que ne le disiez-vous tout de suite ? fait la grand-mère. J’appelais tout cela d’un autre nom, qui vient peut-être du grec, mais en passant par l’évangile ; je l’appelais la charité. Mais les mots importent peu : nous sommes d’accord, secourons ces pauvres femmes. » — Si l’on comprenait que les deux mots doivent avoir le même sens, grand’mères et petits-fils seraient bien près de s’entendre.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.