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toutes les espérances du siècle, de ces hommes aux visages fatigués, usés par une vie trop intense, trop rapide ? À ce propos, et si l’on continuait d’écouter l’esprit de pessimisme, on pourrait peut-être trouver l’homme que nous cherchions en vain, l’homme à qui va la foule. A l’angle de la salle, tout au bout de ces galeries et terminant le cortège historique des cent ans, j’aperçois le portrait d’un praticien célèbre, M. le docteur Blanche. Il dirige une maison qui doit être fort grande, — je ne le sais pas encore par expérience, — et qu’il faudra sans cesse agrandir. Il n’est pas de semaine où nous ne lisions un matin dans le journal que la politique, la Bourse, les lettres et les arts lui ont envoyé quelque nouvelle épave. Est-ce donc à lui que va aboutir ce pauvre siècle énervé, surmené, saturé d’émotions, de déceptions, de morphine et de bromure ? Ne reste-t-il que des idées mortes dans des corps débilités ? Notre promenade doit-elle finir chez le docteur Blanche ?

Non, mon siècle, je ne veux pas être un fils ingrat. Si tu me montres ici bien des aspects peu consolans, je n’oublie pas que tu en as d’autres, qu’en cherchant l’argent tu as remporté sur la matière les plus superbes victoires que l’histoire ait enregistrées ; je n’oublie pas que beaucoup de tes travaux seront le perpétuel orgueil de la raison humaine ; surtout, ce n’est pas ici que je peux oublier combien tu es secourable aux malheureux, penché sur les petits, bon lutteur contre la souffrance commune. Et si, malgré tout cela, les plus chagrins continuaient à désespérer de leur temps, il faudrait leur dire avec Bossuet : « Une petite goutte de joie nous est restée pour nous rendre la vie supportable. » Cette petite goutte de joie, ce sont les portraits d’enfans qui sourient sur ces murailles. Le dernier cadre que mon regard abandonne, en sortant du salon d’en bas où se termine notre visite, emprisonne un bel enfant. A ceux-là nous devons léguer autre chose que des récriminations stériles, des découragemens et des deuils. Il faut que leur France soit meilleure que la nôtre, qu’ils lui refassent le cœur, comme les membres blessés. Leurs mères s’effraient de les voir grandir dans ces salles où rien ne leur parle du ciel, parce qu’elles savent que pour eux, comme pour nous, comme pour nos pères, le premier besoin sera toujours celui de là-haut. J’ai plus de confiance que les mères. Le bûcheron ivre, qui promène l’hiver sa cognée dans le bois, peut abattre quelques branches, il n’empêchera pas l’éternelle floraison d’avril. Chaque génération apporte son espoir divin, comme chaque printemps ramène ses fleurs. L’un sort naturellement de l’âme qui s’entr’ouvre, comme les autres du bourgeon qui s’épanouit. Il faut seulement souhaiter à ces petits de trouver, en achevant le siècle, l’apaisement du grand combat qui l’a déchiré, de la lutte entre la raison nourrie de science et le cœur altéré de foi.