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touche d’écarlate ou d’outre-mer sur la Naissance d’Henri IV et les Massacres de Scio. — En vérité, le salon doctrinaire n’est pas folâtre, je comprends un peu que la France s’ennuie. D’ailleurs nos parlementaires se font plus noirs qu’ils ne sont et ils ne nous montrent pas toute leur vie. Je me suis laissé dire qu’il y avait dans ce temps des femmes gracieuses et aimées : pourquoi ont-elles déserté votre salon ? Vous y tolérez à peine dans un coin la Muse de la patrie, la belle et inévitable Delphine Gay ; la voici, exactement telle que la vit chez M. de La Bouillerie, un soir de février 1830, le vieux mélomane qui évoquait naguère ce souvenir : « Robe blanche, écharpe bleue, poses de Corinne au cap Misera. » Ingrats ! pourquoi avez-vous relégué dans la salle voisine la Malibran ? Les cheveux épars, le regard noyé, elle va jouer Desdémona : ne voulez-vous plus que Maria-Félicia vous chante le Saule ? Vous avez tous pleuré en l’écoutant, et quand j’ai connu les plus vieux d’entre vous, ils avaient oublié les beaux discours, et ne se rappelaient plus que ces bonnes larmes. Et Rachel, est-ce par fausse honte que vous l’exilez auprès de la Malibran ? C’était alors une gamine maigre, toute noire, toute simple, avec des yeux farouches et de modestes bijoux de corail. Nos tragédiennes de talent ne croiront jamais qu’on ait eu du génie avec d’aussi pauvres boucles d’oreilles.

La tribune écarte les actrices ; elle n’admet pas davantage, ou elle effraie peut-être, tout un monde de fantaisie et de libres rêves, qui a bien été pour quelque chose dans la gloire de l’époque. Ce monde de bohème, le succès ne l’a pas encore tiré des ateliers et des mansardes ; vous ne le trouverez pas dans les grands tableaux des maîtres ; il faut l’aller curieusement chercher dans de chétifs tableautins, dissimulés dans l’étranglement du passage, accrochés sur le retour du portant. Tant mieux. Ces pochades d’écrivains et d’artistes, ces souvenirs de camaraderie, brossés par Boulanger et par Delacroix, nous donnent l’impression vraie du moment, ils sentent la jeunesse et l’espérance ; on les voit faire au pied levé dans le tumulte de batelier, entre des volées de paradoxes, des projets de poèmes et de romans, des théories sur l’art et des cigarettes. Pichot vient de leur lire Walter Scott, et Delacroix se costume en Ravenswood pour se peindre ; Paganini racle son violon avec des gestes épileptiques ; Achille Devéria croque ce jeune homme imberbe touché sur un sofa ; c’est l’enfant prodige, le poète des Odes et Ballades : presque tout le siècle va passer, et nous le retrouverons à la fin dans les portraits de l’apothéose. Balzac travaille dans son froc de dominicain ; Rousseau et Corot commencent à peindre. Est-ce avec de la sépia ou avec un jaune d’œuf délayé que Delacroix a dessiné cette curieuse petite tête de George Sand, prise à une heure douloureuse, après le voyage d’Italie peut-être ? Regardez-la