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M. Thiers, s’emparant de l’autre moitié. Un hasard favorable a voulu que l’arrangement des deux portraits permît de reproduire avec eux l’épisode le plus saillant de notre histoire parlementaire ; une fois de plus, les deux adversaires se mesurent, face à face, affrontés, continuant dans la mort le long duel poursuivi pendant quarante ans dans les parlemens, les académies et les salons. Guizot tient la tribune de toute l’énergie de sa volonté ; Thiers y monte comme à l’assaut. En tant qu’œuvre d’art, le portrait du premier est bien supérieur à l’autre. L’homme se détache sur le marbre, son visage en a la dureté et la pâleur ; grand, sévère, tout noir, les tempes déjà blanchies par le travail et le pouvoir, encore jeune pourtant, s’il a jamais été jeune ; il va parler, du regard il prend la mesure de son auditoire et examine si celui-ci est à la hauteur de son dédain ; pas un livre, pas un papier sous sa main ; la toile est vide et nue comme un temple protestant ; rien que la pensée concentrée sous ce front ; elle va partir et monter haut, implacable comme le boulet. Certes, l’homme qui médite et regarde ainsi est puissant, intègre et droit ; mais si j’étais son prince, j’hésiterais à l’appeler : pour accomplir son idée, il laisserait crouler mon trône et le monde. Si cette figure ne respirait pas la raison, elle serait terrible ; cinq cents ans plutôt, ce portrait eût été celui d’un inquisiteur ; plus tard, d’un défenseur de La Rochelle, d’un compagnon d’Arnauld à Port-Royal. C’est tout un aspect du génie français, celui de Coligny, de Pascal et de Richelieu. — Où est l’autre aspect, celui de Montaigne, de Retz et de Voltaire ? Demandez à Thiers, qui gravit allègrement les marches de la tribune, une brochure à la main, quelque budget sans doute, dont il va faire danser les chiffres dans un clair mirage. Il est moins absorbé, lui, il a un œil et une oreille aux aguets pour saisir les mouvemens, les bruits d’opinion ; plus alerte, plus pénétrable et plus communicatif, il va s’insinuer, convaincre ; il est assez avisé pour tourner les obstacles que l’autre renverse ; le roi et le peuple le goûteront plus, parce qu’au besoin il les fera rire ; sa tête bourgeoise travaille sous son toupet, elle fourbit les argumens et les malices que ce petit David va asséner sur le grand Goliath ; je crois bien qu’en définitive la victoire lui restera, car il est le plus vivace et le plus français des deux, il parle à un pays qui préfère l’esprit à la sublimité, la clarté à la profondeur, la bonne humeur à la vertu.

Au-dessus des deux adversaires, isolé dans les hauteurs, un homme triste, vieilli, à l’air noble et fatigué, les écoute en croisant les bras. C’est Lamartine ; non pas le bel adolescent de Milly, le poète et l’amant d’Elvire ; hélas ! ce n’est plus qu’un député, déjà dévoré par la politique, séduit, lui aussi, par la tribune tentatrice