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qu’un siècle, et dans ce siècle, des ombres, tout ce qu’il est donné à l’homme d’évoquer : Tenues sine corpore vitas. Ce ne sont pas elles qui nous donneront la vérité historique, un fruit que je n’ai encore vu mûrir sous aucun ciel ; mais ce qu’elles nous donnent a bien son prix, c’est la chronique du XIXe siècle, illustrée par tous les maîtres de l’art. Des faits, des aperçus connus de tous, banals à force d’être redits, mais entrevus jusqu’alors dans le gris confus des pages d’imprimerie, s’éclairent, vivent, palpitent, quand on les rapporte à des figures présentes, aux voyageurs rencontrés tout le long de la route, durant ces cent ans. C’est la vie nouvelle de la comédie ou du drame, alors qu’ils passent du demi-jour du livre à la lumière et au mouvement de la rampe. Vous êtes entré, sans doute, à cette fête de charité, donnée à l’École des Beaux-Arts par tous les grands acteurs du siècle, aidés de quelques comparses. Voulez-vous y revenir un instant ? On fait peu de visites aussi profitables que celle-là : elle offre la plus délicate jouissance des yeux et de l’esprit, avec la consolation de soulager quelques misères : les heureux trouvent là de beaux rêves pour leurs nuits de loisir, et procurent une nuit de repos aux malheureux pour qui la journée est un mauvais rêve.


I

D’abord, quand on entre, on va droit aux grand’mères et l’on s’attarde avec elles. Les voilà, ces bonnes fées, groupées autour de la reine, comme dans un menuet à Trianon. Gluck est au milieu d’elles, il accompagne le bal ; ses doigts errent sur le clavecin, cherchant pour ces nobles dames des mélodies nobles et touchantes ; il leur dit l’invocation d’Orphée aux filles du Tartare : « O vous, ombres que j’implore,.. » et elles passent, les ombres colorées par Greuze, Vestier, Danloux, Heinsius, Vigée-Lebrun, peintes dans des gammes claires et simples, dans leur attirail de bergères, leurs fichus de mousseline, leurs écharpes de gaze, leur poudre blonde et leur sourire. Car tout sourit en elles, la lèvre, le regard et l’attitude, j’allais dire la gorge blanche, qu’elles ne cachent guère. Il semble que ces vieilles aient gardé tout l’art et le secret du sourire. Dernières filles du XVIIIe siècle, elles disent en l’achevant : « Nous avons fini notre songe délicieux et léger ; nous avons pris la vie pour ce qu’elle vaut, nous en avons joui sans lui donner plus d’importance qu’elle ne mérite, comme d’une agréable comédie, d’une heure passée en compagnie aimable, égayées par les honnêtes gens et les égayant de notre mieux. Nous avons eu un peu de plaisir et beaucoup d’esprit ; nous ne croyons pas trop à nous-mêmes, pas toujours à Dieu, et pas du tout aux hommes ; d’ailleurs nous sommes sensibles et vertueuses,