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peut avoir qu’une forme et le malheur qu’une prise, c’est ce que leur malheur ou leur bonheur éveille de retentissement en nous. Mais qui ne voit que ce plaisir dépend presque uniquement de la liaison, comme nous disions, que le poète a su nous faire contracter avec ses personnages et, en deux mots, de ce que nous savons de leur psychologie ?

On pense bien maintenant que, si nous nous sommes efforcés de déterminer ce qui manque à Gil Blas avec une précision, — ou plutôt une rigueur, — que l’on n’applique pas d’ordinaire aux classiques, et Le Sage en est un, ce n’est ni pour le vain plaisir de troubler chez quelque lecteur la légitime admiration que nous professons nous-même pour un chef-d’œuvre de notre littérature nationale, ni même en vertu d’un certain idéal que nous nous forgerions du roman et que nous placerions arbitrairement à des hauteurs que nul encore n’aurait atteintes. Mais c’est qu’en poursuivant ces études nous nous proposons de faire voir comme quoi chacune des qualités qui font défaut dans Gil Blas ont été successivement acquises au roman. — L’analyse morale, nous la montrerons prochainement dans Marivaux, et surtout dans cette Marianne dont le moindre titre de gloire ne sera pas d’inspirer Richardson. Le parfait naturel, nous le montrerons dans Manon Lescaut, ce chef-d’œuvre unique peut-être au monde par l’absence du style, et, si je puis ainsi dire, l’évanouissement de toutes les qualités de forme dans la vérité du fond. L’unité de la composition, enfin, nous la montrerons dans cette Nouvelle Héloïse, que l’on serait tenté parfois de mettre au premier rang des chefs-d’œuvre ennuyeux, mais dont l’apparition n’a pas moins marqué, non-seulement dans la littérature française, mais dans la littérature européenne, une ère nouvelle pour le roman. — Car tous les genres, dans l’histoire d’une même littérature, n’atteignent pas en même temps le point de leur perfection, non plus qu’au cours de la révolution de l’année tous les fruits n’atteignent à la fois le point de leur maturité. Comme il y en a de précoces, il y en a de tardifs. Né vers la fin du XVIIe siècle, mais dans Gil Blas lui-même encore trop embarrassé du souvenir de ses origines, c’est au XVIIIe siècle que le roman a conquis son indépendance et son droit de cité littéraire ; c’est peut-être seulement dans le siècle où nous sommes que l’avenir conviendra qu’il a produit ses chefs-d’œuvre.


FERDINAND BRUNETIERE.