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voulait dire par là qu’il y a bien de la différence entre un livre et un recueil de pensées ou d’observations, quand ce serait les Caractères eux-mêmes de La Bruyère. Le reproche n’est pas moins vrai, je ne dis pas du Diable boiteux, mais de Gil Blas lui-même.

Examinons, en effet, les procédés de Le Sage ; négligeons ses traductions et ses adaptations, le Don Quichotte d’Avellaneda, le Guzman d’Alfarache, qu’il n’a guère fait que « purger des moralités superfines, » la Vie d’Estevanille Gonzalez ; passons outre à la chronologie des œuvres ; et considérons-les plutôt dans l’ordre de leur succession logique, ou si l’on aimait mieux le mot, dans l’ordre : de leur valeur littéraire. — Prenons d’abord le Mélange amusant. C’est le dernier écrit de Le Sage, un recueil de « saillies d’esprit et de traits historiques des plus frappans, » à ce que dit le titre. On y trouve des fragmens du Marcos d’Obregon et du Guzman d’Alfarache, des historiettes que l’auteur avait employées déjà sept ans auparavant dans le Bachelier de Salamanque, des anecdotes plus ou moins authentiques, un fait divers arrivé la veille, une réplique entendue au café, une scène de mœurs observée au spectacle de la Foire. Voilà le premier assemblage des matériaux d’un roman à venir. Aujourd’hui c’est à peu près ainsi que procèdent nos romanciers naturalistes. — La Valise trouvée nous montre Le Sage au travail. Il s’agit d’un courrier que l’on a dévalisé sur la route ; les habitans du village ont ramassé le sac aux dépêches et le portent au château voisin, où on l’éventre pour en décacheter les lettres et les lire. Chacune de ces lettres est un commencement de mise en scène de ce que nous appelons un petit événement parisien. — Lettre d’un acteur dramatique qui a donné une pièce nouvelle au Théâtre-Français et qui se plaint à son ami du mauvais succès qu’elle a eu. — Lettre d’une fille des chœurs de l’Opéra, à Paris, à sa mère, qui demeure en province. — Lettre d’un militaire qui mande à une dame de ses amies comment une maîtresse infidèle s’est raccommodée à son amant qui ne voulait plus la voir. — Lettre d’une jeune bourgeoise à Paris à une de ses amies établie à Saumur. Si le point de départ était moins futile, si le cadre était plus nettement dessiné, s’il existait un lien entre ces lettres, nous aurions là comme l’esquisse d’un véritable roman de mœurs. Encore faut-il bien remarquer que l’invention de ce cadre si simple ne lui appartient pas et qu’il l’a empruntée d’un Italien, Ferrante Pallavicino[1], l’auteur du Courrier dévalisé. — Faisons un nouveau pas ; cherchons quelque

  1. Il Corriere svaligiato, publicato da Ginifacio Spironcini. Le Sage avait déjà transporté du même livre quelques épisodes et jusqu’à des expressions textuelles dans son Gil Blas.