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à la poltronnerie. Sa délicatesse non plus, en amour comme en affaires, n’était pas précisément outrée. Et enfin, quand sur ses vieux jours il eut « donné dans le point de vue moral, » sans compter qu’il s’y prit un peu tard et, comme on dit vulgairement, après fortune faite, sa moralité toute neuve eut à souffrir encore plus d’un accroc. En ce sens on peut donc, avec raison, contester qu’il représente l’humanité moyenne ; ou du moins, tout compte fait, il ne semble pas qu’il y ait beaucoup d’orgueil à se flatter soi-même qu’en mainte circonstance on se fût conduit, sans être un héros de vertu, plus honnêtement ou plus courageusement que lui. Mais avec tout cela, malgré tout cela, si l’on veut, il a des qualités précieuses, les qualités de l’homme du XVIIe siècle : de l’équilibre et du ressort, une préparation naturelle aux événemens de la fortune, je ne sais quelle indifférence aux jeux changeans du hasard, et cette conviction qu’il n’y a rien de tragique dans les accidens de la vie commune, — pas même la mort.

A la vérité, c’est un peu ce qu’en lui reproche ; il prend la vie trop en riant. Je dis seulement que c’est une manière de la prendre, et qui peut-être en vaut bien une autre. Car enfin, ouvrir sa bourse et n’y rien voir dedans, ce qui d’ailleurs est arrivé plus d’une fois à de plus honnêtes que Gil Blas ; être trompé par une coquette, et pillé par-dessus le marché, ce qui est du train ordinaire et comme de l’ordre éternel des choses ; convoiter une grande place, et, s’il y faut un calculateur, se voir préférer un danseur, ce qui parait être la loi de la distribution des faveurs de ce monde, Le Sage estime, avec son héros, qu’il n’y a jamais là de quoi faire les grands bras, invoquer les hommes et les dieux à témoin de ses infortunes, et se répandre publiquement en injures, lamentations et sanglots romantiques. Et aussi bien, ce que l’on ne peut corriger ni par force ni par adresse, le plus simple n’est-il pas d’en prendre au plus vite son parti, puisqu’après tout il en faudra bien toujours finir par là ? C’était la philosophie de son temps, c’était alors celle de la race : accepter les choses comme elles s’offrent, et se consoler de l’infortune en s’en moquant. Je sais bien que Saint-Preux, que Werther, que René parleront. un jour d’un autre style, et nous examinerons leur conception de la vie, à son tour. Mais je sais, en attendant, qu’après avoir promené chez les Natchez « la grande âme blessée » de René, Chateaubriand s’est rembarqué pour l’Europe, et n’a point épousé Céluta ; je sais que le coup de pistolet de Werther n’a point tué Goethe et qu’à défaut de Charlotte, il s’est bourgeoisement accommodé de Christiane Vulpius ; et je sais que le désespoir de Saint-Preux, après s’être exhalé tout entier dans la Nouvelle Héloïse, n’a point laissé de traces sur Rousseau. Concluons donc, avec les vrais juges, que la