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parlais : Que devient-elle ? Je savais qu’elle était de vie irréprochable, que jamais l’apparence même d’un soupçon ne l’avait effleurée et qu’elle traversait l’existence sur la pointe des pieds sans y ramasser une tache. Puis le souvenir s’affaiblit, il s’effaça ou s’endormit dans un soin de ma mémoire. J’étais dans l’infirmerie de la rue Lourmel, près du lit d’une cancérée, dont le bras gauche est, à la fois dévoré et momifié par un cancer qui a abattu les phalanges de la main. L’infirmière me dit : « Elle souffre parfois cruellement. » Je regardai la femme qui me parlait, nos yeux se rencontrèrent et je reconnus les siens. La vision de ma jeunesse est aujourd’hui dame du Calvaire.

On ne soigne pas seulement les malades reçues en hospitalité ; la maison s’ouvre à celles du dehors que leur mal n’immobilise pas et qui viennent en consultation. Quand on en a fini avec l’infirmerie, on s’occupe d’elles ; celles-là on les panse, on les peigne, on a même la précaution de les débarbouiller, et cette précaution n’est pas superflue ; je ne suis pas bien certain que l’on ne glisse pas quelque argent dans leur poche pour les aidera acheter une nourriture plus substantielle que l’ordinaire de la pauvreté. Plus d’une parmi celles qui, le matin, traversent le Calvaire afin d’y recevoir des soins, y reviendra, poussée par le mal impie, et s’y couchera pour ne plus se relever ; leur présence à l’heure du pansement est une sorte de stage, auquel le cancer donnera un caractère définitif. Ces malheureuses, — les hospitalisées aussi bien que les externes, — sont très curieuses à examiner lorsque l’on s’avance vers elles pour enlever leurs bandes. et renouveler leur charpie ; elles ont des préférences, cela se voit tout de suite. Elles ont, pour ainsi dire, adopté certaines dames et semblent n’en point vouloir d’autres ; l’une d’elles a de telles contractions dans son bras malade, lorsqu’elle est approchée par une infirmière qui ne lui plaît pas, que le pansement devient impossible. Les Dames du Calvaire les plus recherchées, les plus désirées, sont celles qui appartiennent à la haute aristocratie ; il suffit d’être princesse ou duchesse pour se voir réclamée près de tous les lits. La malade qui a été servie par une grande dame ne peut guère, réprimer un sourire de satisfaction. Une cancérée qui a des prétentions aux lettres et au bel esprit dit volontiers : La duchesse ; est venue aujourd’hui dans, sa petite charrette anglaise ; c’est elle qui s’est occupée de moi ; elle a été charmante ! » Qui se serait imaginé que le cancer a ses vanités ?

Chaque jour, à neuf heures du matin et à cinq heures de l’après-midi, on panse les malades, sans compter les pansemens supplémentaires exigés par quelques plaies où la putréfaction se hâte et ne veut s’arrêter. Est-ce tout ? Non pas. Les bandes, les compresses,