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XIVe siècle, dix-neuf mille léproseries en Europe, dont deux mille en France. On ne dit plus la messe des morts sur « le ladre ; » on ne le conduit plus solennellement, en chantant le De profundis jusqu’à sa « borde ; » on n’a plus à lui remettre en main « la cliquette, » qu’il doit faire bruire pour indiquer sa présence. Xavier de Maistre le chercherait en vain dans le val d’Aoste, il n’y est plus. Où le trouverait-il ? On dit qu’il existe encore dans certaines régions de la Suisse, de la Norvège et de la Suède ; en dehors de Damas ; je l’ai vu à Rhodes, à Jérusalem, à Naplouse, à Birket-ek-Karoum et dans la Calabre ultérieure deuxième, à Catanzaro, sur les bords du golfe de Squillace.

Pour n’être point la lèpre, les maladies que l’on soigne à l’hospice de la rue Lourmel n’en sont pas moins hideuses ; il faut avoir le courage de les regarder en face, car, sans cela, on ne pourrait apprécier, comme il convient, le prodigieux dévoûment des Dames du Calvaire ; que le lecteur m’excuse donc si j’appelle son attention sur des objets d’autant plus dignes de pitié que leur aspect seul est pour inspirer le dégoût. L’odeur d’acide phénique qui plane dans le dortoir et baigne les lits d’une atmosphère purifiante indique tout de suite que l’on vient d’entrer dans le domaine des plaies vives. Quelques malades ne sont point couchées ; assises et s’occupant à de faciles besognes, elles ont de la vaillance encore et peuvent, dans les beaux jours, marcher au long des allées du jardin. Un bandeau bossue de charpie leur coupe le visage en deux ; la paupière est rouge, l’œil est anxieux, les lèvres sont blafardes ; des boursouflures violacées marbrent la peau des joues ; si l’on enlève le bandeau, on voit le mal dans toute son horreur : c’est le lupus vorax, le loup dévorant, qui, de préférence, se jette au visage et le ronge. Lorsque le moyen âge voyait cette plaie abominable, il lui criait : « Noli me tangere ! Ne me touche pas ! » Lentement, avec des précautions de gourmet qui savoure un morceau succulent, il a mangé le nez, qui n’est plus qu’un nez de tête de mort, mais de tête de mort vivante, humide et saignante. Deux des malheureuses ainsi défigurées prisent encore et fourrent du tabac dans cette blessure qui met à nu les os et découvre les membranes intérieures. Une vieille tradition, qui date sans doute de l’antiquité, règne dans nos campagnes. Pour les paysans, cette dartre persistante et perforante, ce lupus, est une bête qu’il faut nourrir, car elle a toujours faim et détruit l’homme lorsqu’on la laisse manquer d’alimens ; de là un seul mode de médication : une tranche de viande appliquée et maintenue sur la plaie. On essaie aujourd’hui de la traiter par des scarifications répétées, par l’acide azotique ;