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fonction devant laquelle plus d’un cœur viril succomberait. Du fond de la pharmacie et du dortoir des cancérées monte une odeur d’acide phénique qui est comme un rappel à la réalité ; ici, au second étage, c’est le lieu du repos transitoire ; en bas, c’est le lieu du labeur, du dégoût à vaincre, du sacrifice permanent. Là, les Dames du Calvaire, les veuves ont pu faire l’expérience que les chagrins s’allègent d’eux-mêmes et deviennent moins cuisans lorsqu’on leur donne pour compagne la fonction de soulager la souffrance, et elles reconnaissent que le meilleur moyen de ne pas trop s’appesantir sur ses propres douleurs est de toujours penser aux douleurs d’autrui.

Au dernier étage habitent les filles de service, jeunes pour la plupart, se dévouant aussi, car elles ne reçoivent pas de gages, vêtues d’un costume semblable et que je trouve d’apparence trop religieuse, car il convient avant tout de laisser à l’œuvre son caractère expressément laïque. Elles dorment dans un dortoir commun et vivent dans une salle commune, où je vois des machines à coudre, où l’on raccommode les draps, où l’on ourle les torchons, où l’on roule les bandes fraîchement lavées pour le pansement du lendemain. Ces trois étages s’élèvent sur un vaste sous-sol bitumé qui contient les appareils d’un calorifère et d’un ventilateur, la cuisine étincelante de cuivres, la chambre aux provisions, une serre qui m’a paru glaciale, et la salle à manger, — beaucoup trop froide — où les dames résidentes prennent leur repas.

La maison était à peine inaugurée qu’elle a failli être détruite ; l’inondation avait menacé la petite maladrerie de la rue Léontine, l’incendie s’est attaqué à l’hospice de la rue Lourmel. Dans la nuit du 17 décembre 1881, le feu prit dans une fabrique de câbles télégraphiques juxtaposée à la maison des Dames du Calvaire. Ce fut une des dames qui, réveillée à deux heures du matin par l’intensité des flammes, donna l’alarme en sonnant à toute volée la cloche de la chapelle. Tout le monde fut vite sur pied ; on ferma les compteurs à gaz, on ouvrit les robinets des bains, on leva et on habilla en hâte les malades afin de les sauver d’abord si le péril devenait trop pressant ; à cinq heures du matin, les pompiers, grâce à la pompe à vapeur de Passy, étaient maîtres du feu ; les murs de l’hospice étaient noircis et calcinés, on n’eut qu’à les réparer et l’on en fut quitte pour la peur ; mais la peur fut vive, et le souvenir de cette nuit redoutable ne s’est point effacé de la mémoire des dames résidentes.

Je n’ai encore parlé que des annexes où sont groupés le service et les servantes de la vraie maison, qui est le dortoir où l’on souffre, où l’on gémit, où l’on meurt ; on pourrait l’appeler la salle de