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pédagogues ne tiennent compte ni du caractère, ni des sentimens, ni des vocations de l’écolier ; ils ne lui demandent, ils ne lui imposent que la soumission à une règle uniforme. Hors de la discipline point de salut ! La discipline est inflexible, elle ne se plie à aucune exception, mais les natures les plus exceptionnelles sont contraintes de s’y plier. Il en résulte des révoltes de l’esprit, des actes d’insubordination, la stérilité des études et l’absence d’éducation. Les maîtres n’en sont pas moins persuadés de l’excellence de leur système, qui laisse la cervelle en friche pour ne s’occuper que de la conduite extérieure et des fautes contre les règlemens. Quelques-uns d’entre eux, ivres de leur importance, s’imaginent que c’est là le moyen de « forger les âmes ; » ils ne s’aperçoivent pas qu’ils les dépriment, les corrompent ou les exaspèrent. Jeanne-Françoise Chabot ne se laissa pas « forger » au couvent de la Visitation, et j’estime qu’elle a sagement agi. Rentrée au domicile paternel, elle y trouva les exemples et les soins d’une famille honnête qui sont indispensables à l’enfant et dont les préjugés scolaires sont souvent l’opposé, sinon l’ennemi.

Dans le milieu où elle était née, où elle se sentait aimée, elle se façonna elle-même, Dieu merci ! Elle sut conserver l’indépendance de son caractère ; elle sauva la vitalité de son initiative, sans quoi l’on ne fait rien de bon en ce monde. On peut se figurer qu’il y eut des bourrasques, des rêves exaltés, des aspirations vers un idéal entrevu et que la destinée ne permet pas d’atteindre ; qu’importe ! Les âmes appelées aux fortes œuvres planent dans des espaces intermédiaires, où elles sont saisies par des conceptions que le vulgaire ignore. En 1830, Mlle Chabot épousa M. Garnier ; elle avait alors dix-neuf ans. Union médiocre dans le petit commerce ; le mari travaillait, la femme tenait le comptoir ; la jeune fille qui s’était insurgée contre la discipline conventuelle fut une épouse modèle dans toute l’acception du terme. Elle aimait son mari, et elle employait son énergie, — cette énergie virile que l’on avait souvent essayé d’efféminer, — à mieux se soumettre et à ne résister jamais. Elle était heureuse ; mais le bonheur n’a point de durée dans la race humaine. Deux fois elle fut mère ; à vingt-trois ans, elle avait perdu ses enfans et elle était veuve.

L’ardeur de sa nature éclata dans son désespoir ; elle fut violente, elle fut outrée ; sa maternité était brisée ; la mort avait précipité trop de vides autour d’elle ; elle sombrait et se sentait si accablée qu’elle en poussait des cris de détresse. Elle fut lente à se résigner, à se courber sous un destin que rien ne pouvait réparer, à accepter de n’avoir plus personne à aimer ; j’imagine que la lutte a été très dure en elle et que, sans les convictions religieuses dont