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comme de son cœur. » Cependant Martial s’étonne, et doucement : « Tu es fâché contre moi ! De quoi suis-je coupable ? » Et ce juste rentre en lui-même : « Coupable, toi ? murmure-t-il… Non ? en effet, tu n’es coupable de rien. — Trouves-tu que j’aie tort de me battre ? » Pierre saisit ce prétexte et verse de ce côté sa colère qui gronde encore ; en même temps, il se rappelle la tâche que la révélation de Thérèse lui imposé : « Oui, reprend-il avec force, oui, tu as tort. Oui, tu n’es qu’un enfant, un mauvais enfant qui ne sais pas souffrir et dompter ta douleur ! » Martial aussitôt : « Si tu juges que j’ai tort, toi que j’aime depuis vingt ans comme la justice même, c’est que j’ai tort. Si tu veux que je fasse des excuses, toi, que j’estime comme l’honneur fait homme, eh bien ! j’en ferai. » À ce coup, Pierre Cambry se sent frémir ; un revirement se fait dans son âme. Sans se l’avouer peut-être, il est touché de cette tendresse et de ce respect qui s’attachent à lui et dont Martial lui donne une si forte preuve ; devant le sacrifice de ce jeune homme et cet exemple de volonté, une émulation le saisit, digne des plus purs héros de la tragédie classique : « Cet enfant s’est dompté, dit-il, et je ne me dompterais pas ! .. Martial, va embrasser ta mère ! » Et comme il se dirige vers la porte : « Et toi, dit Martial simplement, tu ne l’embrasses pas ! » Il ne faut pas que l’enfant devine la vérité, ni que la mère rougisse devant lui. Pierre Cambry revient vers Thérèse, il se penche sur son front, mais sans le baiser, et murmure ces paroles : « Tu es coupable, mais ton fils est innocent… — Où vas-tu ? — Te le rendre ! » Flatterai-je l’auteur en disant que cette fin d’acte est sublime ? En vérité, je ne serai que juste. La franchise avec laquelle j’ai fait mes réserves sur tout ce qui précède cette explosion est une garantie de ma bonne foi.

Ce qui suit, on le devine, au moins ce qui suit immédiatement. Pierre accourt chez le duc : « Ce n’est pas avec Martial qu’il faut vous battre, c’est avec moi. — Avec vous ! Pourquoi ? — Parce que vous avez été l’amant de ma femme ; parce que vous êtes le père de son fils ! » C’était donc vrai ! Le duc n’avait pas cru la mère ; il croit le mari : ne fallait-il pas que l’affreux secret fût dix fois vrai pour que Thérèse l’eût révélé à Pierre ? Le duc promet à Cambry que Martial et lui-même auront satisfaction. Devant les témoins assemblés, il déclare qu’il renonce à la main d’Espérance, il se reconnaît des torts, il fait des excuses à Martial : « Des excuses, oui, monsieur ; et je vous souhaite de vivre mieux que je n’ai vécu, afin que vous n’ayez pas à vous humilier, quand vous aurez cinquante ans, comme moi, devant un jeune homme de vingt ans, comme vous. » Ce n’est pas tout ; un duel avec M. Cambry compromettrait Thérèse, et le duc ne s’y défendrait pas ; d’ailleurs ce gentilhomme passionné vient de juger sa vie, qu’il voit mauvaise, et de briser lui-même son cœur ; il prend une résolution extrême, qu’il annonce tout