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dialogue est mené de main de maître, et par le chemin de ces questions et de ces réponses comme par une spirale qui va se rétrécissant toujours, le malheureux jeune homme, entraînant sa mère, se rapproche toujours plus de l’horrible vérité. « Des excuses ! .. — Je ne parle pas d’excuses ; mais tu peux partir. — Fuir devant le duc parce qu’il a tué deux hommes en duel ! Je ne reconnais pas la vaillante mère qui m’a élevé… » Et Martial lui rappelle le courage qu’elle a montré, lors de la guerre, lorsqu’elle l’a envoyé à l’ennemi ; et l’an dernier encore, lorsqu’elle l’a choisi pour champion contre un insolent qui lui avait mal parlé. Et de prétexte en prétexte, la pauvre femme recule jusqu’aux plus faibles : « Je ne veux pas que tu te battes ! Tu es désespéré maintenant, tu te défendrais mal. — Au contraire, va ! Je me défendrai bien ! Je hais cet homme et je le tuerai. » Parricide à présent ! Le fils sera parricide s’il n’est tué. De quelque part qu’elle se tourne, Thérèse ne voit que malheur et crime ; elle perd tout espoir, elle est près de perdre la raison, lorsque Pierre, son mari, paraît. Aussitôt elle court vers lui comme vers le chef, le maître, le patron de la barque en péril, le sauveur dans toutes les tempêtes : « Martial va se battre. — Je le sais. — Arrête-le. — J’y vais tâcher. — J’ai souffleté le duc, interrompt Martial ; il faut que je lui rende raison. — Il le faut, en effet. — Tu l’approuves ? ., reprend la mère. — Que veux-tu, ma pauvre Thérèse ? Nous n’y pouvons rien : c’est dans ces idées-là que nous l’avons élevé. »

Le mot n’est-il pas beau ? Pierre Cambry le laisse tomber avec une simplicité touchante ; puis il revient vers Martial, et, lui serrant fortement la main : « Défends-toi bien, au moins, » et, d’une voix attendrie : « S’il t’arrivait malheur, tu sais que j’en mourrais. » Ainsi, sans le savoir, Pierre Cambry remet à ce fils qu’il aime et dont la naissance l’outrage le soin de venger son honneur : sur qui et devant qui ? Sur l’homme à qui ce fils doit la vie et devant cette mère qui sait tout. Rarement on mit sur la scène un jeu plus tragique de destin.

Mais les témoins appellent Martial. Thérèse demeure en face de Pierre. « Ne crains rien, lui dit-il. Regarde toute ta vie passée ; tu n’y trouveras que des raisons d’espérer dans la justice de Dieu. Quand je t’ai épousée, j’étais plus âgé que toi, je n’étais pas beau ; tu pouvais ne pas m’aimer. Cependant tu as été le modèle des épouses, le modèle des mères : Dieu ne te frappera pas. » Thérèse reçoit, le front courbé, ces éloges qu’elle ne mérite pas, ces éloges mélangés d’excuses qui se proposent à sa conscience et la fléchissent vers l’aveu ; soudain elle a comme la vision. du combat sacrilège qui se livrera demain : ces deux hommes face à face ! le père et le fils ! Elle se tourne vers Pierre, et, les yeux dans les yeux, accrochant ses mains aux épaules de cet homme comme une folle ou comme une noyée : « Pierre, sauve