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du Tourane et de Saïgon, en 1858, le Céleste-Empire n’a-t-il fait entendre aucune plainte, pas une seule protestation ? C’était pourtant le cas : notre prise de la citadelle de Tourane et notre installation à Saigon ne se sont pas faites sous le manteau de la cheminée, mais au bruit du canon et en mitraillant quelques centaines d’Annamites.

Seize ans plus tard, en 1874, la France, représentée à Saïgon par le contre-amiral Dupré, signe avec le roi Tu-Duc un traité qui n’a été guère observé, on le sait, que par nous. Que dit l’article 2 ? « Son Excellence le Président de la République Française, reconnaissant la souveraineté du roi de l’Annam, son entière indépendance vis-à-vis de toute puissance étrangère, quelle qu’elle soit, lui promet aide et assistance et s’engage à lui donner, sur sa demande et gratuitement, l’appui nécessaire pour maintenir dans ses états l’ordre et la tranquillité, pour le défendre contre toute attaque et pour détruire la piraterie qui désole une partie de son royaume[1]. » En vertu de cet article, n’avons-nous pas le droit beaucoup plus

  1. « Toute nation, dit Vattel (Droit des gens, liv. I, ch. I) qui se gouverne elle-même, sous quelque forme que ce soit, sans dépendance d’aucun étranger, est un état souverain… On doit compter au nombre des souverains ces états qui sont liés à un autre plus puissant par une alliance inégale dans laquelle, comme l’a dit Aristote, on donne au plus puissant plus d’honneur, et au plus faible plus de secours.
    « Les conditions de ces alliances inégales peuvent varier à l’infini. Mais, quelles qu’elles soient, pourvu que l’allié inférieur se réserve la souveraineté ou le droit de se gouverner par lui-même, il doit être regardé comme un état indépendant, qui commerce avec les autres sous l’autorité du droits des gens.
    « Par conséquent, un état faible qui, pour sa sûreté se met sous la protection d’un plus puissant et s’engage, en reconnaissance, à plusieurs devoirs équivalant à cette protection, sans toutefois se dépouiller de son gouvernement et de sa souveraineté, cet état, dis-je, ne cesse point pour cela de figurer parmi les souverains qui ne reconnaissent d’autre loi que le droit des gens.
    « Il n’y a pas plus de difficulté à l’égard des états tributaires. Car bien qu’un tribut payé à une puissance étrangère diminue quelque chose de la dignité de ces états, étant un aveu de leur faiblesse, il laisse subsister entièrement leur souveraineté. L’usage de payer tribut était autrefois très fréquent ; les plus faibles se rachetaient par là des vexations du plus fort, en se ménageant à ce prix sa protection, sans cesser d’être souverains.
    « Les nations germaniques introduisirent un autre usage, celui d’exiger l’hommage. D’un état vaincu ou trop faible pour résister. Quelquefois même une puissance a donné des souverainetés en fief et des souverains se sont rendus volontairement feudataire d’un autre. Lorsque l’hommage, laissant subsister l’indépendance et l’autorité souveraine dans l’administration de l’état, emporte seulement certains devoirs envers le seigneur du fief, ou même une simple reconnaissance honorifique, il n’empêche point que l’état ou le prince feudataire ne soit véritablement souverain. Le roi de Naples faisait hommage de son royaume au pape ; il n’en était pas moins compté parmi les principaux souverains de l’Europe. »