Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/157

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étudians attentifs à son cours. Cette aimable personne, modeste et jolie, est la fille de quelque petit marchand des états du Sud-Ouest, et a fait ses études à Amanda-College (dans le Missouri), où les écoliers des deux sexes sont élevés ensemble. Comme elle désire connaître la vie à la campagne en Angleterre, je l’ai engagée, quand elle visiterait l’Europe, à venir passer quelques jours chez nous. Elle ne ressemble guère à nos filles, mais les garçons s’entendront très bien avec elle et de toutes façons elle vous intéressera.

Je suis ravi de ma visite à Philadelphie, où j’ai vu des milliers de maisonnettes rouges occupées par des artisans aussi aisés qu’instruits, et alignées, — les maisons, — selon le système rectangulaire. Ces petites gens-là ont des fourneaux perfectionnés, des pianos de bois de rose, le gaz, l’eau chaude, un mobilier de bon goût et les essayists anglais dans leur bibliothèque. Un tramway parcourt chaque rue. Tout est scientifiquement marqué de lettres et de numéros. On ne perd le temps à rien chercher. L’esprit va droit au but sans l’ombre d’une distraction ; c’est idéal.

V.
Louis Leverett (Boston) à Harvard Tremont (Paris).


Novembre.

Tout est changé pour nous deux, mon ami ; tandis que vous arrivez là-bas, je retombe ici, moi, consumé par l’amour du lointain rivage. Cela ne va pas du tout, Harvard ! J’ai vécu si longtemps à l’étranger que ma place s’est effacée de ce petit monde bostonien ; les flots monotones de l’existence locale se sont refermés sur elle ; je ne la retrouve plus ; je suis un étranger dans ce pays, où il m’est difficile d’admettre que je sois né,… un pays, dur et froid, et sans expression pour ainsi dire. Je pense à votre Paris, si expressif, lui, aux soirs de printemps sur le boulevard Saint-Michel, à l’éclat de la grande ville, au murmure puissant de cette civilisation si mûre, à laquelle rien ne manque plus, au peuple de Paris, le plus intéressant qui existe. J’ai dans ma poche un petit volume, édition exquise, véritable elzévir moderne, d’où jaillit, sous une forme lyrique achevée, un cri du cœur de la jeune France. Ici la forme manque partout. Je ne sais ce que je vais devenir. Il me semble n’avoir plus ni coussins douillets ni rideaux moelleux autour de moi pour m’accoter et adoucir le jour ; je me sens nu sous un réflecteur immense. La lumière la plus impitoyable se répand de tous côtés sur toutes choses et mes yeux en sont blessés. Je n’ai pu reprendre mon appartement ; il est occupé par un