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un bien sans mélange de mal, même dans une société où la liberté de développement a produit de si beaux résultats. Le fait que ce corps ne soit pas représenté dans la classe gouvernante tient peut-être autant à la jalousie que lui vouent les travailleurs plus actifs qu’à sa propre légèreté. Telle est du moins l’impression que j’ai recueillie dans les états du Centre et dans la Nouvelle-Angleterre ; dans l’Ouest j’aurai sans doute lieu de la modifier.

La fatigue de franchir, comme je le fais habituellement, depuis mon arrivée, trois ou quatre cents milles d’un bond est naturellement assez pénible, mais tout le long du chemin je m’informe et j’apprends. Les conducteurs de trains avec lesquels je cause sont souvent des hommes d’un esprit original et même d’une certaine importance. L’un d’eux, il y a quelques jours, m’a donné une lettre d’introduction pour son beau-frère, qui est président d’une université de l’Ouest. N’ayez donc aucune crainte que je ne sois pas dans la meilleure société. Les arrangemens pour le voyage sont, comme vous l’aurez vu par ce que j’ai dit plus haut, extrêmement ingénieux, mais il faut avouer que quelques-uns sont plus ingénieux que commodes. Ceux par exemple qui concernent les bagages, la transmission des paquets, etc., ont besoin d’être expliqués ; je n’ai pas encore bien compris. D’autre part, on ne trouve ni véhicules, ni commissionnaires, et j’ai calculé que j’avais porté moi-même tous les nombreux accessoires dont je ne puis souffrir d’être séparé, sur un espace de soixante-dix à quatre-vingts milles. Parfois je me reproche de n’avoir pas emmené Plummeridge ; il m’aurait été utile en ces circonstances ; il aurait brossé mes habits, fait mes malles, préparé mon bain… il n’y a pas de tubs à cet effet dans les auberges, et le transport de cet ustensile présente souvent des difficultés presque insolubles… Je ne suis pas du tout certain par parenthèse que mon tub soit à cette heure dans le train avec moi, à bord ! c’est ici l’expression consacrée. Vous ne pouvez vous faire une idée de l’entassement et de la bousculade de toutes choses à bord d’un train de chemin de fer américain : figurez-vous un vaisseau pendant la tempête. Mais, allais-je dire, qui donc aurait servi à son tour mon fidèle serviteur ? Il lui faut à lui aussi son tub et tous ses petits engins de confort. Puis il y a des circonstances où on lui aurait mis son couvert à la même table que moi. Quel cruel embarras pour ce pauvre Plummeridge ! Non ! j’ai mieux fait décidément de le laisser chez nous sur le quai de l’embarcadère la main à son chapeau. Personne ici ne porte la main à son chapeau, et, quoique ce soit sans doute le signe d’un état social plus avancé, j’avoue que je reverrai avec plaisir mon vieux Plummeridge faire ce geste familier, — familier en ce sens que j’en ai la grande habitude. Vous jugez, d’après ce que je vous écris, que la démocratie n’est pas un vain mot en ce pays, et je pourrais vous donner