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de M. Zola ? Elle naît fatalement, cette ironie, du contraste énorme qui existe entre les notions que les hommes ont des choses et la distance où ils restent de ces notions par leur conduite, par exemple entre l’idée qu’ils ont de la vertu et le peu de vertu dont ils sont munis, ou encore du contraste entre le sentiment qu’ils ont de l’harmonie et la désharmonie criarde dont le monde présente le spectacle. Cette ironie est tellement inévitable que, fait curieux, ses expressions les plus nombreuses et les plus fortes doivent être cherchées dans les pays mêmes où la réalité a été le plus sincèrement aimée, c’est-à-dire la Hollande et l’Angleterre. L’esprit caricatural est le génie même de la moitié des peintres hollandais. Quant à l’Angleterre, voyez le mépris et le sans-façon avec lesquels les maîtres du roman, un Richardson, un Fielding, un Smollett, un Thackeray, un Dickens, traitent la réalité. Pour tous elle est un sujet de risée et d’indignation, pour tous elle appelle la réprobation et le châtiment. Richardson la condamne avec une sévérité inflexible comme la loi morale dont il s’est fait le prédicant : Fielding la flagelle à tour de bras avec un entrain cordial où se reconnaît le plaisir que lui donne son office de satiriste ; Smollett, la traitant en gourgandine, lui demande des occasions de divertissement équivoque, des spectacles qui appellent le crachat, et autres manifestations d’une bonne humeur insoucieuse de charité ; Thackeray promène sur elle un regard misanthropique et sent, à mesure qu’il l’observe, l’amertume d’une bile froide s’amasser dans son cœur ; Dickens la fouille avec la fougue d’un amoureux perpétuellement déçu qui s’étonne d’y rencontrer tant de sujets d’indignation et de tristesse. Ironie, mépris, exécration, voilà tout ce qu’elle mérite et tout ce qu’elle peut mettre en mouvement chez celui qui s’occupe d’elle, semblent-ils nous dire à l’envi les uns des autres. En vérité, si par ce temps de rationalisme quelque chose pouvait ramener à la croyance au dogme du péché originel et de la déchéance de la nature, ce serait bien le roman moderne, et je m’étonne que quelque prédicateur puritain ne se soit pas encore avisé de cet argument qui en vaut bien d’autres.

Cette déchéance de la nature, le cœur intelligent de George Eliot refusait absolument d’y souscrire. Elle se donna pour mission d’établir que les vices reprochés à la réalité étaient peut-être le fait de la méthode de l’observateur, et à cette ironie brutale, indignée ou amère, elle substitua la sympathie, une sympathie clémente, attentive, fraternelle. Votre observation de la vie et du monde, dit-elle à ses émules, a le tort d’imiter ce qu’elle condamne et se sent vraiment des vieux âges barbares. Comme leur justice, votre ironie venge la cruauté par la cruauté ; comme leur vertu, votre morale punit la corruption par le cynisme ; comme leur médecine, votre science