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inférieures, puériles ou immorales ; je n’ai pas non plus varié d’avis à cet égard[1]. Encore moins rouvrirons-nous le débat sur la vieille querelle de l’idéal et de la réalité, estimant que sur ce point les réalistes ont cause gagnée et que dans l’état actuel de l’opinion cette querelle offre à peu près autant d’intérêt littéraire que la querelle des universaux offre aujourd’hui d’intérêt philosophique. Nous éviterons donc toute généralité, et nous ne prendrons de chaque question que ce qui s’en rapporte directement à notre auteur et peut servir à mettre en relief sa personnalité.

Le système de George Eliot n’est pas une découverte. Outre qu’il n’est, autre que celui qui, sous le nom de réalisme, fait tant parler depuis trente ans, on peut dire qu’il est connu depuis qu’il existe une Littérature et un art. En tout temps et en tout pays, il y a eu des esprits qui ont été plus portés à prendre leurs inspirations dans le monde extérieur que dans les combinaisons subjectives de leur pensée ou les rêves de leur imagination. Dans la pairie de George Eliot en particulier, ce système a toujours eu droit de cité littéraire et a toujours été pratiqué d’instinct, tant il est dans le génie même de ses concitoyens. C’est en nombre infini que se comptent les réalistes en Angleterre, et il n’est pas un talent de quelque renom qu’on ne puisse, pour une cause ou pour une autre, ranger dans cette vaste catégorie, où le mystique Wordsworth ne mérite pas moins de figurer que le prosaïque Crabbe, et où un Walter Scott même peut tenir sa place comme peintre des mœurs populaires à côté d’un Charles Dickens. Ce qui constitue l’originalité de George Eliot, ce qui la sépare de tous ses devanciers, c’est d’avoir introduit dans l’étude de la réalité un certain perfectionnement qui n’entraîne rien moins qu’une esthétique et une morale au complet et qui donne à ce système du réalisme la portée d’une philosophie sociale, presque d’une religion.

Elle a changé les conditions ordinaires d’observation de la réalité en y portant le sentiment contraire à celui qu’on y porte d’habitude, et que la réalité semble d’ailleurs appeler et exiger. Passez en revue les peintures qui ont été tracées de la réalité dans les littératures de tous les pays, et dites-moi s’il n’est pas vrai que l’ironie et l’énergie brutale sont invariablement l’âme de ces peintures, depuis les picaresques espagnols jusqu’à Flaubert et aux derniers romans

  1. C’est à l’influence, persistante à travers mille transformations, de la monade religieuse première déposée dans les âmes anglaises par le protestantisme qu’il faut attribuer la supériorité des romanciers anglais sur les nôtres et à nulle autre cause. Un jeune ami, qui écrit tout près de nous et qui sur tout sujet qu’il traite trouve un mot plein de justesse, a publié sur ces différences entre les réalistes anglais et les réalistes français des pages excellentes que nous voulons signaler à l’attention de nos lecteurs. Voir, dans le Roman naturaliste de M. Ferdinand Brunetière, le chapitre sur le Naturalisme anglais.