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dont il a été victime, mais loin de témoigner aucune reconnaissance à ceux qui autrefois l’ont assisté dans sa détresse, il leur reprocherait plutôt d’avoir encouragé ses tentatives de résistance. Dans ses écrits, il n’a que des éloges pour ce père dur et avare, tandis qu’il en veut à Frédéric Ier de ses instincts magnifiques et il le blâmerait volontiers de dépenses qui ont amoindri le trésor de la Prusse ; Voltaire est même obligé de prendre contre lui la défense de son aïeul et d’adoucir quelques-uns des traits dont il l’avait accablé.

Pour Frédéric, pourvoir à la sûreté de son royaume et travailler à son accroissement, voilà la tâche par excellence, celle à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées. L’administration, la diplomatie, les finances, l’armée, ont été de sa part l’objet d’un soin égal et d’une constante vigilance. Certes les jugemens qu’il porte sur son peuple ne sont pas toujours flatteurs. « Je reviens après avoir visité mes demi-sauvages de la Prusse, » écrit-il à Voltaire (18 juin 1775) et s’il lui arrive, — le fait est rare, — d’accorder quelque éloge à ses compatriotes et de trouver qu’ils sont « laborieux et profonds, » il a hâte de corriger une louange qui lui coûte, en ajoutant ces mots cruels : « Quand une fois ils se sont emparés d’une matière, ils pèsent dessus. » Et pourtant c’est à ce peuple, si malmené par lui, qu’il se consacre tout entier. Trop souvent aussi chez Frédéric l’habileté du politique est faite du mépris de l’honnêteté et de l’absence de tout scrupule. Après Louis XIV, et avant Napoléon, qui plus d’une fois l’a pris pour modèle et qui l’a dépassé dans la gloire comme dans le mal, Frédéric II a, comme eux, offert sur le trône l’image troublante d’une grandeur qui déconcerte la morale et qu’on ne saurait complètement admirer. Mais lui, du moins, il est resté grand pour son peuple, et tandis que Louis XIV et Napoléon laissaient en disparaissant la France épuisée, Frédéric léguait à son successeur un royaume agrandi, pourvu de frontières et de défenses, un trésor de 250 millions et une armée de plus de deux cent mille soldats aguerris. Aussi sa mémoire est-elle restée chère à la Prusse, et avec son type, avec l’originalité de ses costumes, avec ses habitudes et ses reparties, le vieux Fritz y a sa légende populaire et désormais consacrée. Plus heureux après sa mort qu’il n’avait été pendant sa vie, il a inspiré lui-même leurs œuvres les plus remarquables à deux artistes de son pays, au peintre Menzel, qui a employé une grande partie de son existence et le meilleur de son talent à retracer les principaux traits de sa vie, et au sculpteur Rauch, dont la belle statue de Frédéric H s’élève à l’entrée des Linden, en face du palais du roi, comme un exemple placé sous les yeux mêmes de ses successeurs.


EMILE MICHEL.