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des paroles de dénigrement et de mépris. Les yeux attachés sur la France, il ne veut point connaître ce qui s’écrit dans son pays, et quand, en 1780, il publie son Étude sur la littérature allemande, au lieu d’applaudir à ses progrès qu’on lui signale, il répond « qu’il attend qu’elle ait touché le but » pour croire. Il semble n’avoir à cœur que d’opposer les plus décourageans démentis aux espérances patriotiques qui lui sont exprimées. On ne soupçonnerait jamais qu’à cette époque Herder, KIopstock et Winckelmann vivaient à côté de lui ; que Lessing, qu’il aurait dû accueillir comme le plus précieux des alliés, travaillait alors, avec une ardeur passionnée, à l’émancipation littéraire de son pays, en dépréciant de son mieux nos écrivains. Quant à Goethe, si Frédéric en parle, c’est pour signaler au mépris public son Gœtz de Berlichingen et s’indigner contre les applaudissemens dont on comble « ces dégoûtantes platitudes. » C’est ainsi qu’il passe à côté de tout ce qui aurait dû l’attirer ; à côté des grands écrivains comme des grands compositeurs, méconnaissant les uns, raillant les autres, ne se doutant pas de l’honneur qu’il y aurait pour lui à marcher à la tête de ce mouvement intellectuel qui se produit en Allemagne et dont la petite cour de Weimar va bientôt recueillir la gloire.

Et cependant Frédéric a sa grandeur propre. Si complexe qu’elle soit, par un côté du moins, sa vie a de l’unité, et ce que nous devons refuser à l’homme, il faut bien l’accorder au roi. « Nous autres princes, disait-il à d’Alembert, nous avons tous l’âme intéressée. » Mais même « dans ces vues particulières et qui regardent directement son profit, » il vise le plus souvent un but supérieur et ne se laisse jamais détourner du bien de son pays. Quand il s’agit de son métier de souverain, rien ne peut le distraire. Tout cède devant le sentiment qu’il a de ses devoirs ; il les a compris de bonne heure et il s’y est appliqué toute sa vie. Avec une absence complète de scrupules, il a les qualités les plus diverses et les plus propres à assurer l’exécution de ses plans, le bon sens, la netteté et la prévoyance dans ses desseins, une grande souplesse d’imagination dans les moyens, une volonté opiniâtre mise au service d’une activité qui ne se lasse jamais. Quand il semble accablé, perdu sans retour, c’est alors qu’il montre une énergie supérieure aux événemens et une âme vraiment maîtresse d’elle-même. Au lieu de s’abandonner, froidement et résolument il pèse toutes les chances, profite des moindres et se tire des situations les plus désespérées par des coups d’audace et des inspirations de génie.

Ce sentiment de ses devoirs de roi domine à ce point tous les autres, que, lui qui connaît si peu le respect et qui a eu tant de raisons de se plaindre de son père, il sait gré à ce père des ressources qu’il lui a mises en main pour réaliser ses entreprises. Non-seulement il oublie tous les mauvais procédés et les cruautés