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leurs relations, il eût fallu que Voltaire vécût toujours éloigné de lui. Très clairvoyans tous deux, ils ne pouvaient, une fois rapprochés, ni se méconnaître, ni s’accommoder ; leur jeu était trop transparent. Le roi et l’écrivain s’abordaient mutuellement par leurs petits côtés. L’intérêt et la vanité les avaient réunis ; chacun voulait « presser l’orange, puis rejeter l’écorce. » Aussi, avec cette émulation de préoccupations mesquines et de vilains procédés que tous deux y ont mise, l’histoire de leurs rapports et de leur rupture à Sans-Souci n’est pas plus honorable pour l’un que pour l’autre.

A la façon dont Frédéric juge les hommes, à la façon dont il les traite, on sent chez lui le mépris le plus profond de la dignité humaine. Son caractère, les duretés qu’il avait subies dans sa jeunesse, le temps même où il vivait et les compagnies dont il se contentait, tout avait contribué à lui inspirer ce sentiment de mépris qui est plutôt le châtiment des natures égoïstes que le privilège des esprits supérieurs. Il pouvait bien se méfier des autres quand il rencontrait au dedans de lui-même tant de contradictions qu’avec une âme plus haute il se serait attaché à dissiper. Ce soi-disant philosophe avait depuis longtemps reconnu et proclamé l’inanité de la philosophie, et c’est avec une grossièreté brutale qu’il exposait lui-même les motifs de son scepticisme et de son indifférence. Ce souverain, qui oubliait volontiers son rang et ne se faisait pas faute de compromettre sa dignité, avait à ses heures des vanités de rimeur et de joueur de flûte. C’est parce qu’il pratiquait lui-même un peu les arts qu’il n’a guère su les protéger. Les courtes vues de l’amateur lui avaient fait des goûts assez étroits et personnels qu’il cherchait avant tout à satisfaire. Nous avons constaté que ce qu’il aimait en fait d’art, c’étaient les petits vers, les tableaux galans, les architectures bigarrées et ces concerts quotidiens où sa virtuosité indiscrète pouvait impunément s’étaler. Pour être le Mécène qu’en montant sur le trône il avait un moment rêvé d’être, il eût fallu un amour désintéressé du beau qui le préservât de certains procédés humilians vis-à-vis des artistes et de ces accès de générosité intermittente, que bien vite il rachetait par des ladreries trop accusées et qui devinrent de plus en plus fréquentes avec l’âge. Frédéric n’a donc exercé sur l’art de son temps et de son pays qu’une action passagère et stérile. Lui mort, toutes ses tentatives ne devaient laisser aucune trace, et il faut, après lui, aller jusqu’à notre époque pour trouver en Prusse des artistes vraiment remarquables : Rauch, Mendelssohn et, parmi nos contemporains, le peintre Menzel.

Si Frédéric fut impuissant à développer chez son peuple le goût des arts, il s’y est du moins essayé. Il n’a rien fait, au contraire, pour encourager en Allemagne la littérature nationale. Cette littérature, non-seulement il l’ignora, mais il n’eut jamais pour elle que