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Le rimeur fait pendant au joueur de flûte. Certes Frédéric connaît notre littérature ; mais ce à quoi il tient et s’obstine le plus, c’est à faire des vers, encore qu’il s’en acquitte assez mal. Dans l’admiration qu’il professe pour Voltaire et dans les instances dont il le presse pour l’attirer chez lui, le désir d’avoir à sa portée une sorte de censeur poétique entre pour beaucoup. Il a la rage des petits vers, et il dissimule mal à ce propos un amour-propre qu’on voudrait voir mieux justifié. Mais si le poète est plus que médiocre, le prosateur vaut beaucoup mieux. Quand, la plume à la main, Frédéric parle simplement de ce qu’il sait, ou des événemens auxquels il a été mêlé, sa langue est ferme, nette, expressive dans sa concision ; il a une façon à lui de comprendre les choses et de les dire, et il montre des qualités toutes personnelles auxquelles les meilleurs juges, — Sainte-Beuve, par exemple, — ont rendu justice. Il gâte ces qualités, au contraire, quand il veut faire œuvre d’écrivain ; il devient alors guindé, plein d’affectation, exubérant, et il manque de goût autant que de naturel. C’est sa prétention, du reste, d’aimer la nature, et son désir de l’associer là où elle n’a que faire nous vaut, en architecture, la Grotte et les rocailles du Nouveau-Palais. Il l’aime cependant, et il en sent les beautés à sa manière ; il le prouve quand il choisit lui-même l’heureuse situation de Sans-Souci, ou encore lorsque, cherchant à ramener de nouveau près de lui son ancien commensal, Milord Maréchal, qui brusquement l’avait quitté pour aller habiter l’Ecosse, il lui écrit : « Mon chèvrefeuille est sorti, mon sureau va débourgeonner et les oies sauvages sont déjà de retour. Si je savais quelque chose de plus capable de vous attirer, je le dirais également. »

Si, mal à propos, il a cru devoir mêler l’art et la nature, il comprend parTois aussi que c’est là une confusion qu’il ne faut point faire. Il blâme le musicien qui, prétendant imiter


Le doux gazouillement si simple et si champêtre
Du tendre rossignol et des chantres des bois,


se condamnerait ainsi d’avance à une infériorité assurée. De même, quand il entendra Le Kain, dont depuis longtemps il a désiré connaître le talent, son impression lui sera tout d’abord défavorable, et cette préoccupation exclusive du naturel aura causé sa déception. L’épisode, d’ailleurs, est caractéristique et mérite qu’on le raconte brièvement. C’est le prince Henri qui, passionné pour le théâtre, avait attiré Le Kain à Rheinsberg. Frédéric ne manque pas d’assister aux trois représentations que donne le célèbre acteur. A la première, après avoir, debout derrière l’orchestre, suivi son jeu avec la plus grande attention, il le déclare exagéré, manquant de