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de ce qu’il ignore l’allemand, et c’est très sérieusement qu’il l’engage à ne jamais l’apprendre. Si parfois, bien rarement, il lui prend fantaisie de lire quelque livre allemand, la Métaphysique de Wolf, par exemple, il ne peut le faire que dans la traduction française de M. de Suhm, et il déclare que, non-seulement il ne saurait être juge de la valeur de cette traduction, mais que, même avec son aide, il ne comprend que difficilement, et pas toujours, l’allemand de l’original. Ce qu’il prise le plus, c’est un tour de causerie tout français, chez les autres du moins, car pour lui-même il ne se fait pas faute de mêler à la conversation quelques-unes de ces railleries cruellement incisives et blessantes, sur lesquelles il insiste avec un plaisir cynique, se sentant assuré de l’impunité ou n’ayant pas même conscience de l’âpreté de ses sarcasmes.

En fait d’art, il se pique de quelque connaissance de l’architecture, parce qu’il a rassemblé une collection de plans et de dessins où sont représentés les plus beaux édifices anciens ou modernes ; il y puise indistinctement sans se douter qu’il y a des principes et des convenances de style qu’il faut respecter. Il voudrait bien pouvoir en user de même avec les règles de la versification, et dans la pièce dédiée aux Prussiens, par exemple, il se croirait en droit d’attribuer à ce nom de prussien tantôt deux, tantôt trois syllabes, à son gré, si Voltaire, qu’il est bien forcé d’écouter sur ce point, ne prenait soin de consigner en marge de la copie de son élève cette spirituelle observation que, a si un roi est bien le maître de distribuer comme il l’entend ses faveurs, il y faut du moins quelque uniformité. » Il se rend, il est vrai, aux observations de Voltaire, mais nous avons vu comment, se sentant plus à l’aise avec Legeay, il soutient son dire vis-à-vis de lui, et le Nouveau-Palais nous montre les beaux résultats auxquels il aboutit.

Quant à la peinture, nous savons combien les goûts de Frédéric sont exclusifs. Cet homme positif, qui ne se paie pas de chimères, est surtout sensible à ces charmans diseurs de riens, dont les fantaisies répondent si peu aux réalités de la vie. Il s’entoure et se régale à satiété de ces œuvres raffinées et frivoles. Il les collectionne jusqu’à s’en lasser, et, de fait, même pour les plus fervens admirateurs de cet art, pour ceux qui en goûtent le plus l’élégance et la subtile recherche, une réunion si nombreuse ne va pas sans quelque monotonie. Ainsi rapprochées, ces variations, trop peu différentes sur des motifs pareils, finissent par excéder. Pendant que Frédéric se laisse sur ce point absorber par sa manie, les occasions ne manquaient pas d’acquérir des toiles bien autrement précieuses. C’est en ce temps même, il ne faut pas l’oublier, que l’électeur de Saxe, « le gros voisin, » achète la belle collection de Modène, la Madone de Saint-Sixte et tant d’autres chefs-d’œuvre qui font aujourd’hui l’honneur du musée de Dresde.