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qu’habitent encore les descendans du meunier de Sans-Souci et qui domine le château, comme s’il était toujours besoin d’affirmer « qu’il y a des juges à Berlin ; » ces allées où le vieux roi se promenait solitaire, cette plate-forte de la terrasse supérieure où il aimait à se tenir et où sont enterrés, sous des dalles, ses chevaux et ses lévriers favoris ; enfin jusqu’à cette chambre où il est mort et dont on a respecté l’arrangement, tout semble encore plein de son souvenir et de sa personne. La distribution même de ces trois châteaux, pareille en ce qui concerne les appartemens du roi, est déjà, par elle-même, assez significative. Si deux d’entre eux seulement renferment un théâtre, tous trois ont chacun leur chambre de concert où, à côté d’un clavecin orné, suivant la mode de l’époque, se trouve le pupitre du roi[1]. Tous trois aussi ont leur bibliothèque spéciale et composée exclusivement de livres français[2].

En présence de toutes ces œuvres d’art, de ces jardins, de ces palais, de ces livres qui les garnissent, des portraits de Voltaire, de La Mettrie et de d’Argens, de Chazot, de Maupertuis, de Pesne et de bien d’autres de nos compatriotes qui furent les familiers de Frédéric, on oublierait facilement qu’on est au fond de l’Allemagne, tant les images qui frappent les regards semblent dépaysées au milieu de ces demeures du plus grand des rois de Prusse. Mais, avec Frédéric, il faut s’habituer à tous les contrastes. Sa nature ondoyante a bien des détours et des replis, et il estimait lui-même que, « comme un protée, un bon esprit est susceptible de toutes sortes de formes. » Ce n’est pas pour le vain plaisir d’aligner des antithèses, c’est parce que sa vie elle-même offre ces contrastes qu’il faut bien, en terminant cette étude, relever ici quelques-uns de ceux qui, avec lui, se présentent le plus naturellement à l’esprit.

Bien qu’il s’applique de tous ses efforts, — avec quelle volonté et quel succès, on le sait, — à fonder et accroître la puissance de la nation sur laquelle il règne, ce singulier souverain ne manque aucune occasion de dénigrer cette nation. Il sait à peine la langue de son peuple, et, dans les vingt-huit volumes qui comprennent tout ce qu’on est parvenu à réunir de ses œuvres et de sa correspondance, on n’est arrivé à remplir que quelques pages seulement de ce que, pendant toute sa vie, il a pu écrire dans un allemand incorrect et semé de gallicismes. Il va jusqu’à féliciter un Français qui l’approche, — c’est du professeur Thiébaut qu’il s’agit ici, —

  1. A Potsdam même, dans la chambre de concert, on voit encore posées sur le clavecin quelques pièces écrites de sa main : Per il flauto traversino, pièces signées Federigo, et dont l’une porte en tête cette sentimentale indication : affettuoso.
  2. Frédéric avait encore deux autres bibliothèques pareilles, à Berlin et à Breslau, afin de trouver toujours sous la main, dans ces diverses résidences, tous ses auteurs préférés.