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l’appui d’un Adam Bede et d’un Moulin sur In Floss, et ce temps est précisément celui où l’absence de beauté est le plus sensible. George Eliot fit mieux cependant que prendre son parti de n’avoir pas reçu ce don ; elle s’en félicitait hautement, considérant qu’en le lui refusant, la nature l’avait délivrée du plus grand obstacle qui pût s’opposer au développement de son être. Rien de plus caractéristique de la morale qu’elle professait que ses opinions sur la beauté. Quelque nombreux que soient les privilèges de la beauté, pensait-elle, ils sont plus que balancés par un certain vice de constitution qui, si l’hygiène morale n’est pas excellente, favorise nombre de maux mortels ; il suffit d’en nommer un qui les résume tous, l’égoïsme. La beauté ramène sans cesse la personne qui en est douée à elle-même ; elle lui inspire l’orgueil de se suffire à elle-même ; elle lui inspire l’ingratitude de tenir en oubli tout ce qui n’est pas elle ; elle lui inspire l’avarice de retenir sans échange les affections qui se portent vers elle. Elle crée ainsi le contraire de ce désintéressement de soi où se reconnaît l’amour véritable, en sorte que ce don fatal, qui a pour objet de créer l’amour, va trop souvent contre ses propres fins. C’est penser excellemment ; toutefois, pour être absolument exact, il nous faut ajouter que, sur ce sujet de la beauté, George Eliot porte une disposition très particulière dont nous laisserons au lecteur la libre interprétation. Voyez-la dans ses peintures de ses belles pécheresses, Hetty Sorrel, Rosamund Lydgate, Gwendolen Harleth, même la charmante Maggie Tulliver : n’est-il pas vrai que vous y sentez une certaine joie de l’auteur à dénoncer et à mettre en relief cet égoïsme qui est le vice presque inévitable de la beauté ? Oh ! sans doute, ce ne sont point des peintures vengeresses et amères ; il n’y a là ni invective, ni satire, ni colère : il n’y a qu’une sévérité attristée et une compassion qui s’exprime sur un ton d’affectueux reproche ; mais cette sévérité n’est pas exempte d’une pointe de mépris et ces reproches ne sont pas exempts d’insistance. On peut aussi découvrir la trace de cette disposition dans le très ingénieux correctif qu’elle recommande, à plusieurs reprises pour combattre ce penchant à l’égoïsme qui est propre à la beauté. Il y avait, selon elle, quelque chose de déplaisant et presque de ridicule dans l’union de deux belles personnes. La beauté, disait-elle, n’a tout son prix que pour ceux qui ne la possèdent pas. Donnez-moi cette belle fille à ce garçon dont la bonne figure n’a d’attrait que la franchise, et ce beau jeune homme à cette plain girl dont le visage n’a d’attrait que la bonne envie d’être aimée qui s’y lit. Ce n’est qu’une nuance, et il faudrait se garder d’en conclure que George Eliot regrettait plus qu’elle ne le disait de n’avoir pas reçu le don dont elle a si bien montré tous les dangers, mais la nuance est visible et l’analyste doit la noter.